Les poissons
Les poissons À l’inverse de la plupart des autres vertébrés, les poissons d’eau douce, organismes strictement aquatiques, sont limités et contraints dans leurs déplacements. Ainsi s’il existe une barrière infranchissable de quelle nature que ce soit, ils n’auront pas la possibilité de coloniser d’autres milieux comme cela est le cas pour les oiseaux, les mammifères voire les amphibiens par exemple. Tout se passe comme si un poisson d’eau douce était emprisonné dans le milieu aquatique sans qu’il lui soit possible de passer d’un fleuve à un autre puisque l’un est séparé de l’autre par zone terrestre ou marine que le poisson d’eau douce ne pourra franchir ou traverser. |
Toutefois, on peut constater que bien souvent, deux fleuves proches ont une faune se poissons proche, voire identique. En fait l’histoire explique généralement qu’à certaines périodes, certains bassins fluviaux ont été en contact puis se sont isolés par la suite. De ce fait, ces mises en contact ont facilité les échanges faunistiques et ont plus ou moins homogénéisé les taxons sur toute une zone géographique. Néanmoins, la faune ichthyologique n’est pas répartie de manière homogène sur l’ensemble du continent africain.
Figure 1. Les 13 grandes écorégions d’Afrique définies à partir de leur ichtyofaune. À noter que les deux sous régions « Eburnéo-Ghanéenne » et « Nilotique » font partie de la grande écorégion « Nilo-Soudanienne ». Les différents grands lacs d’Afrique de l’Est sont considérés à part car chacun d’eux possède une faune endémique qui lui est propre.
Sur la base de la distribution des différentes familles et espèces de poissons, nous verrons que l’Afrique peut être globalement divisée en 13 régions ichtyologiques composées chacune d’une faune relativement homogène (figure 1). En plus de ces 13 régions, on peut également considérer que chacun des grands lacs de la vallée du Rift en Afrique de l’Est (Kivu, Malawi, Tanganyika et Victoria) constitue une province icthyologique particulière puisque dans chacun d’eux le taux de Cichlidés endémique dépasse le plus souvent 95 %. La distribution contemporaine des taxons est, en fait, la conséquence à la fois de facteurs biologiques intrinsèques et de facteurs géologiques et climatiques extrinsèques. Pour comprendre la mise en place des flores et des faunes aquatiques, il faut ainsi se reporter aux évènements géologiques et climatiques qui ont marqué l’histoire de la Terre. Mais ce sont également les capacités de dispersion d’un taxon qui expliquent en partie sa distribution. En eau continentale, les poissons parmi les vertébrés, mais également les crustacés et les mollusques parmi les invertébrés, constituent des modèles biogéographiques intéressants dans la mesure où leur dispersion dépend des communications qui ont existé entre bassins hydrographiques. II est désormais classique de considérer comme des îles biogéographiques des milieux environnés d’habitats non-favorables aux représentants du groupe biologique étudié. C’est le cas bassins hydrographiques et des poissons qui les peuplent. Dans un tel contexte, la biogéographie insulaire suggère qu’il existe une relation entre la surface observée et le nombre d’espèces. Il existe de nombreux exemples d’une telle relation chez les poissons, cependant, cette relation aire-espèces est variable selon les zones géographiques (figure 2). Figure 2. Relations entre le nombre d'espèces de poissons et la surface des bassins hydrographiques (en km2). La comparaison entre les rivières africaines et européennes montrent qu'à surface égale, les rivières africaines sont plus riches que les rivières européennes.
1. Nos connaissances actuelles en ichtyologie continentale africaine Actuellement un peu plus de 3 500 espèces de poissons d’eau douce et saumâtre, (95 familles et 493 genres) ont été décrites en Afrique, (mis à jour d’après FishBase, 2017, Faunafri, 2017, Lévêque et al., 2008 ; Paugy, 2010) (tableau 6). Mais, de nombreuses autres espèces endémiques collectées dans les lacs d’Afrique de l’Est attendent encore d’être décrites. En Afrique, la connaissance de la faune ichtyologique des eaux douce et saumâtre résulte d’une très longue histoire (Paugy, 2010). Michel Adanson (aux alentours de 1750) a initié les premières collections matérielles, en provenance du Sénégal, au cours du XVIIIe siècle. Bien qu’il n’ait jamais rien publié sur les poissons de son vivant, on peut considérer ce naturaliste, avant tout botaniste et malacologiste, comme le véritable fondateur de l’ichtyologie africaine tant ses notes sur les poissons du Sénégal et les collections qu’il a rapportées sont importantes (voir encadré L’herbier de poissons de Michel Adanson). L’herbier de poissons de Michel Adanson (source Péquignot, 2006) Le terme « herbier » fait inévitablement référence aux pratiques employées pour la conservation des plantes. Or par extension, il définit également « toute chose conservée entre deux feuilles de papier ». Selon cette définition, la technique de conservation « en herbier » peut s’appliquer aussi bien aux végétaux qu’aux animaux. Si l’on se réfère aux différents manuels de taxidermie publiés en France, la méthode de conservation en herbier semble exister dès la fin du XVIIIe siècle. En France, Marie-Jean-Philippe Mouton-Fontenille de la Clotte (1769-1837) est le premier auteur à mentionner la méthode de l’herbier pour la conservation des oiseaux. Lors d’une séance de la Société zoologique de Londres du 26 avril 1836 l’ichtyologiste et ornithologue William Yarrel exposa son procédé de préparation qui peut se résumer ainsi : Dans un premier temps, une incision est réalisée sur la partie dorsale du poisson depuis l’arrière de la tête à droite ou à gauche du plan de symétrie, selon le flanc que l’on souhaite conserver. Cette incision se poursuit jusqu’à la base de la queue, contournant la nageoire dorsale. De la même façon, une seconde incision est pratiquée ventralement, rejoignant la première transversalement en arrière de la tête et à la base de la nageoire caudale. La peau peut être ainsi dégagée et enlevée sur une partie. Le poisson est ensuite vidé de ses viscères d’une part, de ses muscles et de son squelette d’autre part. Le spécimen se réduit alors à la peau du flanc opposé, aux nageoires paires du même flanc et à la colonne vertébrale. La tête est sectionnée légèrement décalée de son axe de symétrie afin de conserver un peu plus de la moitié céphalique. La région est également vidée de l’encéphale, des branchies et d’une manière générale de toutes les parties sujettes à putréfaction. Le spécimen est ensuite nettoyé soigneusement à l’intérieur comme à l’extérieur, et enduit d’un préservatif pour être épinglé sur une planche de façon à lui conserver sa forme. Le procédé de dessiccation employé est assez rudimentaire. Là, deux avis divergent sur la question. Gronovius (1742) expose le spécimen « au soleil si l’on est en été, près du feu si l’on est en hiver » tandis que Yarrell (1836) recommande de le faire sécher dans un endroit à l’ombre et aéré. La peau séchée est ensuite vernie et conservée sous différentes formes, soit collée sur une feuille de papier ou de carton, soit sur une planchette en bois. Michel Adanson (1727-1806) est connu pour ses travaux botaniques et ichtyologiques. Au gré de ses nombreux voyages, notamment au Sénégal (1748-1754), il forme un cabinet d’histoire naturelle regroupant les productions des trois règnes, dont un herbier botanique contenant plus de 26 000 plantes. En 1765, il cède ses collections au cabinet du roi. À cette occasion, Adanson offre plus de 5 200 exemplaires d’animaux en tous genres, dont 149 poissons en herbier. Parallèlement à ce don, il envoie une autre partie de ses collections d’histoire naturelle aux frères Antoine et Bernard de Jussieu, alors respectivement professeur et sous-démonstrateur de botanique au Jardin du roi. Ce n’est qu’en 1818, que leur neveu Antoine-Laurent reverse cette collection à son collègue le comte de Lacépède, ichtyologiste au muséum de Paris. On dénombrait à l’époque 35 poissons en herbier. En 1939, la découverte d’une collection conservée au château de Balaine, appartenant aux descendants d’Adanson, vient augmenter l’effectif. Ainsi, l’herbier existait en sa totalité : les pièces envoyées par Adanson en 1765 et celles obtenues par le biais des Jussieu en 1818, qui n’étaient que des doubles. Un premier inventaire réalisé par Louis Bertin (1950) fait état d’à peu près 190 spécimens. À l’heure actuelle, on en dénombre 184 selon la base Ichtyologie du Muséum national d’histoire naturelle. Les pièces retracent les différents voyages d’Adanson au Sénégal (1749-1753), à l’île de Ténérife (1749), aux Açores (1753), en Bretagne (1767), en Espagne et en Italie (1779). Hormis l’aspect historique et original de cet herbier, son intérêt scientifique est indéniable du fait de la présence de types de Georges Cuvier et d’Achille Valenciennes, qui ont été utilisés pour les descriptions de nouvelles espèces compilées dans leur Histoire naturelle des poissons (Paris, 1828 et suivants). Malgré les rares collections de vertébrés en herbier, la question de l’emploi de cette méthode de conservation demeure. Au vu des collections étudiées, il apparaît clairement que la conservation en herbier est fortement liée à la pratique de la collecte. Elle semble répondre aux préoccupations des collecteurs et naturalistes. En effet, aux XVIIIe et XIXe siècles, les voyageurs-naturalistes sont confrontés à différents problèmes dont notamment celui de l’envoi et de la conservation des collections. La réussite ou l’infortune d’une mission sont, le plus souvent, déterminées par les circonstances dans lesquelles les objets recueillis sont conservés puis expédiés. La moindre faute commise par un voyageur-naturaliste dans sa façon d’œuvrer peut suffire à anéantir le fruit de longs mois d’efforts et à réduire à l’état de la valeur d’objets rares à l’époque. Dans ce cadre, de nombreux manuels ou guides destinés aux voyageurs-naturalistes sont publiés et des cours sont dispensés au Muséum d’histoire naturelle de Paris pour former les nouveaux pèlerins des sciences. Néanmoins, l’herbier présente certains inconvénients, car cette préparation n’offre pas l’agrément de la beauté des spécimens « montés », c’est-à-dire naturalisés sur un socle dans des postures « naturelles ». Aujourd’hui, l’herbier de vertébrés n’a plus cours et reste une technique de taxidermie exceptionnellement rare. Ces collections de peaux conservées entre deux feuilles sont des témoins historiques d’une pratique naturaliste de terrain qui perdure de nos jours sous d’autres formes. Les collections scientifiques sont désormais préférentiellement préparées en mise en peau ou en peau plate, laissant les spécimens montés au regard des visiteurs. Au cours du XIXe siècle, les travaux des scientifiques itinérantes (Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Andrew Smith) et des explorateurs (Mungo Park, Pierre Savorgnan de Brazza, Henry Morton Stanley, etc.) ont permis d’enrichir substantiellement les collections zoologiques lors de leurs visites sur le terrain. À cette époque, la description des espèces reposaient presque exclusivement sur les poissons conservés dans ces collections. Jusqu’à la fin du XXIXe siècle et au cours de la première partie du XXe siècle, la connaissance des poissons africains s’est considérablement améliorée, grâce notamment aux travaux de Georges A. Boulenger, de Albert C.L.G. Günther et de Franz Steindachner qui ont, respectivement, décrit 640, 119 et 53 espèces (tableau 1). Et pourtant, Boulenger ne s’est rendu en Afrique qu’une seule fois au cours de sa vie, en 1905, lorsqu’il est allé au Cap à l’occasion d’une conférence. Hormis cette exception, aucun de ces scientifiques n’ont jamais voyagé eux-mêmes en Afrique. Contrairement à ceux du siècle précédent, la majorité des naturalistes du XXe siècle s’intéressant aux poissons africains ont pris part à la collecte lors des expéditions. La majorité des naturalistes ayant travaillé en Afrique à partir de la seconde guerre mondiale ont également eu tendance à se spécialiser pour certains groupes particuliers. Tableau 1. Principales contributions à la connaissance de l’ichtyologie africaine (plus de 30 espèces décrites). Grâce à ces naturalistes, le nombre d’espèces de poissons d’eau douce africains connus a atteint 1 900 avant la seconde guerre mondiale, 2 150 à la fin des années 50, et plus de 3 500 à l’heure actuelle (actualisé 2017) (figure 3). Figure 3. Évolution du nombre de descriptions d’espèces depuis l’époque linéenne jusqu’en 2017 (mis à jour d’après Paugy, 2010).
Depuis les années 1980, en plus des études systématiques classiques, il y a eu une augmentation constante du nombre des contributions utilisant la génétique, les parasites spécifiques ou l’électrophysiologie. Ces nouvelles techniques ont permis d’accroître le nombre d’identification d’espèces grâce à de critères autres que morphologiques. Ces méthodes se sont, notamment, avérées utiles pour fournir des explications au mécanisme de radiation adaptative des Cichlidae des lacs de la vallée du Rift d’Afrique de l’Est.
Les Cichlidae constituent un groupe extrêmement important très utilisé dans la recherche scientifique et très populaire auprès des aquariophiles. Ainsi, au cours des cinq dernières décennies, l’intérêt pour cette famille a montré une augmentation spectaculaire. Le comportement, l’écologie et l’évolution des nombreuses espèces de Cichlidae sont assez exceptionnelles et posent de multiples questions scientifiques. Parmi quelques publications de référence, celle de G. Fryer & T.D. Iles (1972), « The Cichlid Fishes of the Great Lakes of Africa: Their Biology and Evolution », constitue depuis longtemps, une sorte de « Bible » pour tous les ichtyologistes s’intéressant aux Cichlidae. Dans cet ouvrage, les auteurs ont synthétisé toutes les informations disponibles sur la biologie et l’évolution des Cichlidae qui vievent dans les lacs Victoria, Tanganyika, Malawi et quelques autres petits lacs africain. Grâce à cet ouvrage et à de nombreux autres articles originaux, Geoffrey Fryer a énormément contribué à l’ichtyologie africaine et ses études sur l’évolution ont permis une remarquable démonstration de ce qu’est la radiation adaptative.
Depuis 1972, il y a eu une augmentation rapide du nombre de publications sur les Cichlidae, surtout au début des années 1990 lorsque les techniques moléculaires sont apparues. Ces dernières années, plusieurs chercheurs ont entrepris de nouvelles études sur l’évolution et la spéciation des Cichlidae des grands lacs d’Afrique de l’Est.
La seule faune de poissons disponible à l’échelle panafricaine est le classique Catalogue de Boulenger (4 tomes entre 1909-1916). Bien qu’unique, sa valeur actuelle est essentiellement historique. Au niveau régional, des faunes ichtyologiques sont actuellement disponibles pour l’Afrique australe (Skelton, 2001), l’Afrique de l’Ouest (Paugy et al., 2003) et de la Basse-Guinée (Stiassny et al., 2007a et 2007b).
Hormis la production de synthèses régionales, de nombreuses révisions taxinomiques de familles ou de genres ont été assez nouvellement publiés. Parmi les plus récentes, on peut citer l’éclatement de l’ancienne famille des Bagridae en quatre nouvelles familles : Auchenoglanididae, Austroglanidae, Bagridae et Claroteidae (Mo, 1991 et Nelson, 2006).
À l’inverse, certaines familles ayant un statut douteux ont été dorénavant regroupées. C’est le cas des espèces d’anciennes familles comme les Cromeriidae et les Grasseichthyidae qui doivent être maintenant considérées comme appartenant aux Kneriidae qui sont monophylétiques à l’intérieur des Gonorynchiformes (Lavoué et al., 2005).
La majeure partie du continent africain est demeurée au-dessus du niveau de la mer depuis plus de 600 millions d’années (précambrien). Une si longue période d’exondation permet d’expliquer la diversité de la faune de poissons d’eau douce et son le nombre hors norme de familles archaïques dont la plupart sont endémiques.
La faune des poissons d’eau douce de Madagascar contraste avec celle du reste du continent africain (Sparks & Stiassny, 2003). Parmi les 135 espèces de poissons indigènes de l’île, 84 sont endémiques. Bon nombre des grands groupes de poissons d’eau douce présents en Afrique continentale sont absents à Madagascar. Ainsi, on peut citer l’absence remarquable de plusieurs importantes familles comme celles des Cyprinidae, des Alestidae et des Mormyridae. À côté de cela, il faut également noter le très important nombre d’espèces allochtones introduites dans l’île (voir 9.1. Les introductions d’espèces).
2. La richesse spécifique
Si l’on considère l’ensemble de l’Afrique, y compris Madagascar, on dénombre environ 3255 espèces de poissons d’eau douce (Lévêque et al., 2008). Il ne s’agit pas bien sûr d’un chiffre définitif car de nouvelles espèces sont toujours décrites et que des révisions taxinomiques sont régulièrement produites. Ces chiffres montrent néanmoins qu’environ ¼ des espèces de poissons d’eau douce vivent en Afrique. D’ailleurs la richesse spécifique est globalement deux fois plus importante en zone tropicale ou équatoriale qu’en zone tempérée ou arctique. Cependant une importante biodiversité à l’échelle continentale ne se traduit pas obligatoirement par une richesse spécifique élevée à une échelle régionale plus petite. Ainsi, on trouve à la fois des régions de diversité« froide » (Maghreb) et des régions de diversité « chaude » (Congo) (figure 4). De même, le nombre de poissons rencontrés dans les rivières de dimension comparable peuvent grandement différer si l'on compare par exemple le Nil (156 espèces) et le Congo (plus de 1 000 espèces).
Figure 4. Répartition de la richesse spécifique des poisons d’eau douce d’Afrique (quadrats de 300x300 km) (source : Faunafri).
Cette grande variabilité de richesse spécifique entre les rivières africaines est confirmée sur l’ensemble du continent (tableau 2).
Tableau 2. Richesse spécifique, superficie et débit moyen annuel de différentes rivières africaines.
Pour expliquer la relation aire-espèces trois explications non exclusive ont été avancées :
- taux d’extinction dépendant de la superficie : cette hypothèse stipule que le taux d’extinction dans les petits bassins est plus élevé car les populations ont des effectifs plus réduits ;
- taux de spéciation dépendant de la superficie : selon cette hypothèse, on suppose qu’il existe un effet positif de la surface du bassin sur le taux de spéciation des espèces qui sont soumises à une plus grande hétérogénéité écologique et/ou un plus grand nombre de barrières géographiques
- influence de la diversité de l’habitat : cette hypothèse stipule que la diversité des habitats est plus grande lorsque la surface des bassins augmente. Il en découle que les peuplements sont d’autant plus riches que les habitats sont plus diversifiés.
Mais outre la superficie du bassin, il apparaît que le débit des fleuves est aussi un excellent prédicteur de la richesse spécifique des rivières africaines (figure 5).
Figure 5. Relation entre le nombre d’espèces de poissons connus dans un bassin hydrographique et le débit annuel moyen du fleuve à son embouchure (d’après Hugueny, 1989).
En ce qui concerne le débit, cette variable peut jouer de deux manières sur la richesse spécifique d’un bassin. Premièrement, le débit peut être un meilleur estimateur de la surface d’habitats disponibles que ne l’est la superficie du bassin versant. En effet, à superficie égale, le chevelu d’une rivière, et donc la surface réelle de la rivière, est certainement positivement relié au débit. Deuxièmement, le débit est relié positivement aux précipitations reçues par le bassin qui déterminent en grande partie la productivité primaire du milieu et l’on sait qu’il existe une relation positive entre le nombre d’espèces présentes sur une aire donnée et la quantité d’énergie disponible. D’ailleurs, cette relation a été vérifiée à l’échelle mondiale puisqu’il a été montra l’existence d’une relation positive entre la richesse spécifique et une estimations de la productivité primaire nette du bassin versant. Le mécanisme invoqué pour expliquer cette relation est que la densité des populations, et donc leur probabilité de survie sur le long terme, augmente avec l’énergie disponible.
À côté de ces facteurs physiques inhérents aux milieux, certains facteurs biotiques peuvent également influencer la richesse et la distribution des espèces. Trois facteurs biotiques majeurs peuvent être invoqués :
- capacité de dispersion des espèces : contrairement à ce que l’on pourrait attendre, la possession d’organes accessoires de respiration ne semble pas jouer un rôle primordial dans la capacité de dispersion des espèces. En revanche, les poissons de grande taille sont mieux adaptés que les petits à parcourir de longues distances en raison de leur meilleure capacité de nage. D’ailleurs, il existe une corrélation positive entre la taille des poissons et l’amplitude de leur aire de répartition.
- capacité de spéciation des taxons : lorsque les milieux sont isolés durant une longue période, les espèces qui évoluent à l’intérieur de ces bassins présentent généralement un fort taux d’endémisme. De plus, les espèces de petites tailles qui ont une capacité de dispersion plus faible, sont également celles qui présentent un temps de génération plus faible. Il n’est donc pas étonnant de constater que le taux de spéciation est plus important chez ces petites espèces. Le phénomène de groupes d’espèces ou d’essaims d’espèces (species flocks) est particulièrement spectaculaire chez les Cichlidae des grands lacs d’Afrique de l’Est (tableau 3 et 4) ; mais il existe d’autres exemples comme les Labeobarbus (Cyprinidae) du lac Tana (Éthiopie) ou les Mastacembelus (Mastacembelidae) du lac Tanganyika.
Tableau 3. Nombre total d’espèces dans les grands lacs d’Afrique de l’Est (source Snoeks, 2001).
Tableau 4. Nombre d’espèces par famille dans les grands lacs d’Afrique de l’Est. Int. : espèce introduite. Source pour les Cichlidés : CLOFFA IV (Daget et al., 1991) et Snoeks, 2001 ; pour les autres espèces : Coulter, 1991 (lac Tanganyika) ; Ribbink & Eccles, 1988 (lacs Malawi et Victoria) ; Lévêque et al., 1991 (lac Turkana).
- capacité de résistance des espèces à l’extinction :les extinctions peuvent résulter d’évènements catastrophiques liés aux facteurs abiotiques (assèchements, éruptions volcaniques, changements climatiques …) ou de facteurs biotiques comme la compétition entre espèces. Cette compétition peut se traduire au niveau de l’accès aux ressources ou aux sites de reproduction, amis elle peut également se manifester dans les relations prédateurs-proies, comme l’exemple bien connu des Cichlidés du lac Victoria après l’introduction de la perche du Nil (Lates niloticus, Latidés) (voir encadré La perche du Nil est-elle un bouc émissaire ?).
La perche du Nil est-elle un bouc émissaire ?
Le lac Victoria, qui couvre une superficie de 68 000 km2, est le deuxième plus grand lac dans le monde. L’introduction de la perche du Nil (Lates niloticus) (figure 6) dans ce lac, est souvent citée comme un exemple des conséquences désastreuses que peut avoir l’acclimatation d’espèces exotiques sur la faune indigène. Ce grand prédateur, introduit dans les années 1960, a commencé à proliférer au début des années 1980. A la même époque, comme une conséquence, les populations des espèces de Cichlidés endémiques ont fortement diminué. La conclusion est donc apparue clairement : la perche du Nil introduite était à l’origine de cette « catastrophe écologique », en raison d’une forte pression de prédation sur une faune indigène « naïve », non préparée à faire face à cette nouvelle situation. Ce phénomène est appelé « Effet de Frankenstein ». Cependant, plusieurs études détaillées ont montré que la réalité est beaucoup plus complexe. Figure 6. La perche du Nil, Lates niloticus, peut mesurer près de 2 mètres et peser plus de 150 kg Il s’agit là de valeurs extrêmes, mais des poissons avoisinant 50 kg demeurent assez fréquents (© Aquarium tropical de la Porte Dorée/F. Buisson).
Pourquoi la perche du Nil que l’on trouve presque partout dans la région sahélo-soudanienne, a-t-elle commencé à proliférer dans le lac Victoria au détriment de certaines espèces autochtones ? Un tel phénomène n’a jamais été observé dans d’autres environnements aquatiques où les Lates niloticus cohabitent naturellement avec d’autres espèces de poisson. Ainsi, un tel déséquilibre écologique n’est pas observé dans le lac Tanganyika, où vivent pourtant quatre espèces natives de Lates, proches de Lates niloticus, Le lac Victoria a subi de profonds changements depuis le début du XXème siècle. Tout d’abord, la faune de poissons indigènes a été surexploitée. Parallèlement, il s’est produit une forte augmentation des populations humaines tout autour du bassin du lac, où de grandes superficies ont été colonisées et déboisées pour cultiver, entre autres, le thé et le coton. Le lac reçoit donc diverses pollutions dues aux engrais et aux pesticides utilisés dans les plantations. On doit y ajouter les rejets domestiques et urbains et les charges provenant de l’industrie agroalimentaire, etc. En raison du manque de stations d’épuration, toutes ces pollutions s’accumulent dans le lac et provoquent un phénomène bien connu, l’eutrophisation. Parmi les principales conséquences, l’eutrophisation provoque des changements dans les communautés de phytoplancton qui y trouvent généralement un grand bénéfice. Parallèlement, l’eutrophisation s’accompagne d’une réduction de la transparence de l’eau et d’une augmentation de l’anoxie dans les couches profondes du lac. Ces derniers phénomènes sont particulièrement dramatiques pour les espèces de Cichlidae endémiques, les haplochromines. L’eau turbide réduit leur système de reconnaissance sexuelle basé sur des signaux visuels et l’anoxie de l’eau limite leurs lieux de reproduction potentiels où ces poissons construisent leurs nids. La prolifération de Lates niloticus dans le lac Victoria résulte d’un changement profond et progressif de l’état écologique du lac, lié notamment à la pollution. En effet, l’eutrophisation a provoqué une augmentation de la production primaire qui a bénéficié aux crevettes (Caridina) et aux poissons pélagiques (Rastrineobola argentea) (figure 7), dont la biomasse a explosé, fournissant de la nourriture aux Lates. Figure 7. La pêche des dagaa, Rastrineobola argentea, est assez récente. Les pêcheurs utilisent essentiellement la technique du lamparo qui se pratique la nuit. Les dagaa qui mesurent en moyenne 50 mm sont mis à sécher au soleil sur des claies de grillage. Puis, les poissons séchés sont stockés et expédiés chez des grossistes qui les conditionneront dans des sacs. Ces sacs seront ensuite expédiés pour consommation, soit en bateau, soit en camionnette (© IRD/C. Lévêque).
Ce grand prédateur a pu contribuer à l’appauvrissement des populations de petits Haplochromines, mais l’eutrophisation a constitué une grave menace pour les populations de poissons indigènes qui auraient été en danger, même en l’absence de la perche du Nil. Il faut donc se méfier des conclusions trop hâtives, quand nous parlons des effets des introductions sur la biodiversité. C’est bien souvent la pollution qui est responsable des situations observées, comme dans le lac Victoria. Mais il est tellement plus commode de pointer du doigt un bouc émissaire, ici la perche du Nil, que d’essayer de traiter un problème souvent beaucoup plus complexe. Il s’agit donc d’une autre histoire que celle de désigner la perche du Nil comme un poisson « diable ». Il est certainement possible de contrôler l’eutrophisation par le biais de plans de purification de l’eau, mais il en coûtera beaucoup. Et, qui est prêt à payer ? Surtout dans ces régions où d’autres priorités existent. |
3. Les caractéristiques de la faune ichtyologique africaine
Parmi les 15 300 espèces de poissons peuplant l’ensemble des eaux douces ou saumâtres mondiales, la faune ichtyologique africaine autochtone comprend plus de 3 500 espèces appartenant à 87 familles (tableau 5). À ce bilan on peut également rajouter 49 espèces introduites appartenant à 13 familles (tableau 6)
Tableau 5. Richesse spécifique des poissons d’eau douce et saumâtre (espèces natives) sur l’ensemble des continents ou grande sous unités continentales (source Lévêque et al., 2008 ; Faunafri ; FishBase).
Selon leur origine et le fait que les poissons soient plus ou moins inféodés aux eaux douces, on distingue habituellement trois grandes catégories :
- la catégorie des poissons dits « primaires » exclusivement inféodés aux eaux douces ;
- la catégorie des poissons dits « secondaires » comprend des espèces présentent en eau douce mais qui peuvent, à l’occasion, passer quelques temps en eau saumâtre ;
- la catégorie des poissons dits « périphériques » comprend des espèces marines qui peuvent coloniser les eaux continentales. Ce groupe inclut de nombreuses espèces amphihalines.
Tableau 6. Familles de poissons ayant des représentants dans les eaux continentales africaines (source : Faunafri, FishBase). Les familles totalement introduites sont surlignées en rouge et les familles dont seulement quelques espèces ont été introduites sont surlignées en jaune.
L'une des caractéristiques principales de la faune ichtyologique africaine est l'existence d'une forte proportion de familles endémiques (16 des 28 familles appartenant au groupe dit primaire) (figure 8). Hormis, les Bedotidae, endémiques de Madagascar, toutes les autres familles endémiques existent dans toute l’Afrique sub-saharienne.
Figure 8. Les 16 familles dites « primaires » endémiques de l’Afrique.
Ce sont vraisemblablement les familles les plus anciennes, sachant que le continent africain est resté au moins partiellement exondé depuis le Précambrien, soit plus de 600 millions d'années. Cette longue période d'exondation peut expliquer l'existence d'une faune plus diversifiée du point de vue phylogénétique que celle d'Amérique du sud, ainsi que d'un grand nombre de familles archaïques, telles les Protopteridae et les Arapaimidae, dont la distribution s'étend, dans les autres continents, bien au-delà de l'Afrique.
Les eaux continentales africaines hébergent également des poissons d'origine marine qui se sont adaptés aux eaux douces ou qui effectuent régulièrement ou sporadiquement des migrations entre la mer et les eaux continentales : Perciformes, Pleuronectiformes, Tetraodontidae, etc.
Le nombre d'espèces de poissons d'eau douce en Afrique est inférieur à celui estimé pour le continent sud-américain et l’Asie tropical. Par rapport à la faune africaine, la faune sud-américaine ne possède pas de Cyprinidae, et est constituée pour l'essentiel de Siluriformes et de Characiformes (tableau 7). En Asie, en revanche, les Cypriniformes sont dominants, les Siluriformes abondants, et les espèces d'origine marine nombreuses (tableau 7). À noter cependant que les Perciformes constituent un groupe très riche sur l’ensemble des continents (voir également encadré Poissons d’Afrique et poissons du monde).
Tableau 7. Comparaison de la composition de la faune ichtyologique du Niger à celle de quelques grands bassins fluviaux d’autres continents (source : Pouilly et al., 2010 pour le Mamoré ; FishBase ; Faunafri pour les autres).
Les faunes ichtyologiques se sont mises en place et ont évolué en fonction de l’histoire des systèmes aquatiques qu’elles occupent. À diverses échelles de temps, certains bassins ont pu être colonisés à partir d’autres bassins, et ces colonisations ont parfois été suivies d’extinctions sélectives résultant des évènements climatiques et/ou géologiques. Simultanément, certaines espèces ont pu donner naissances à d’autres espèces, et ces phénomènes de spéciation expliquent souvent la présence de foyers d’endémisme.
4. Comment les poissons se dispersent-ils ?
Étant donné que la quasi-totalité des poissons ne supporte pas l’exondation, c’est grâce à l’existence de communications entre bassins que la colonisation de nouveaux habitats pourra se faire. Même si les réseaux hydrographiques sont actuellement isolés, ces communications ont pu exister dans le passé, permettant les échanges faunistiques.
4.1. Les communications entre bassins
La grande similitude entre les faunes du Nil et du Bassin du Tchad, est sans aucun doute le résultat de relations qui ont existé entre ces deux bassins lors d’une période humide mais que l’on a des difficultés à dater. Cependant, une connexion entre le bassin du Tchad et celui du Niger existe encore à l’heure actuelle : en période de crue, une partie des eaux du Logone, affluent du Chari, se déverse vers l’ouest dans la dépression du Mayo-Kebi qui franchit les chutes Gauthiot et se jette dans la Bénoué, affluent du Niger (figure 10).
Figure 10. Le Logone est l'un des principaux affluents du Chari, qui alimente le Lac Tchad. Une partie des eaux du Logone s'échappe par débordement de la cuvette tchadienne et gagne le Mayo Kebi, affluent de la Bénoué et sous-affluent du Niger. Il existe un seuil rocheux à M'Bourao, à partir duquel le Mayo Kebi descend par une série de rapides jusqu'aux Chutes Gauthiot. Ces cascades, qui présentent une dénivellation de 45 m, sont les plus spectaculaires chutes d'eau du Tchad. Cette barrière naturelle a donné naissance à une diversité ichtyologique locale puisque certaines espèces sont présentes dans les lacs de Léré et de Tréré (bassin du Niger) mais n’existent pas dans les eaux du bassin du lac Tchad (photo : © IRD/Y. Boulvert).
Certaines espèces de poissons ont également la possibilité de coloniser d’autres bassins par les connexions qui peuvent s’établir au niveau des estuaires. Lorsque plusieurs rivières se jettent dans des lagunes fermées comme c’est le cas sur la côte ouest africaine, la forte dessalure temporaire en période de crue permet des échanges d’espèces par ailleurs intolérantes à l’eau de mer.
4.2. Autres modes de dispersion
La distribution de quelques espèces peut aussi s’expliquer par les variations du niveau de la mer qui ont entraîné des modifications des zones côtières. L’île Bioko (ex île Fernando Poo) maintenant séparée du continent par un bras de mer de 60 m de profondeur, abrite par exemple une faune identique, bien qu’appauvrie, à celle du continent qui lui fait face. Il y a 18 000 ans, lorsque le niveau de la mer était à 110 m en dessous du niveau actuel, il y avait vraisemblablement communication des réseaux hydrologiques, et la faune actuelle a été isolée lors de la remontée du niveau de la mer.
Il a été suggéré à diverses reprises que les oiseaux et les mammifères pouvaient transporter des poissons d’un point à un autre, sans que cela ne soit réellement prouvé. Néanmoins les œufs de résistance de certains Cyprinodontiformes habitant les mares temporaires peuvent probablement être transportés par différents animaux (oiseaux, mammifères), accrochés aux pattes, au pelage ou au plumage. De même, certains cas de transports de poissons ont été constatés lors de tornades ; c’est ce que l’on appelle les « pluies de poissons » (voir encadré Une pluie de poissons en Éthiopie).
Une pluie de poissons se produit en Éthiopie...
Le vendredi 29 janvier 2016, les habitants de Dire Dawa en Éthiopie, ont assisté à des pluies de poissons sur leur ville.
Photos prises en Thaïlande en avril 2015
Selon les sources, des particules de poussière tombaient en boules. Plus tard, des poissons pleuvaient partout. Les résidents sont familiers de ce genre de pluies car cela s'était déjà produit dans le passé. Efrem Mamo de l'Université Haramaya dans le domaine de la météorologie et du climat a déclaré que de tels incidents sont fréquents dans les zones où les courants océaniques et les vents sont plus élevés que d’ordinaire. Mamo a également entendu que la même chose s'était passée à Hawasa, il y a environ 10 ans.
Comment expliquer ce phénomène ? Une explication scientifique récente du phénomène est qu'il serait dû aux trombes marines. Les vents tourbillonnant au sol d'un tel phénomène sont capables de capturer, grâce à une combinaison de la dépression dans la trombe et de la force exercée par le vent vers celle-ci, des objets et des animaux. Les animaux terrestres et les poissons seraient capturés depuis la surface, tandis que les oiseaux le seraient parfois en plein vol. Par la suite, ces trombes, ou même tornades, les transporteraient à des altitudes relativement élevées et sur d'assez longues distances. Ainsi, les vents seraient capables de capturer des animaux sur une surface relativement large pour ensuite les laisser tomber, au contraire, en masse en un point très localisé. Plus spécifiquement, certaines tornades et trombes seraient capables d’assécher totalement une mare, avant de relâcher l’eau et ses habitants (poissons et autres), plus loin, sous la forme de pluie d’animaux. Cette explication semble logiquement confirmée par la nature des animaux généralement transportés : petits et légers et souvent issus du milieu aquatique, tandis que le phénomène est très souvent précédé d'un orage. Mais, l’hypothèse des cyclones et trombes marines implique également d’admettre que des animaux ont pu survivre sur de longues distances dans l’atmosphère en supportant les brusques changements de températures et de pression. Enfin, reste à expliquer comment un phénomène peut se reproduire à plusieurs reprises au même endroit comme si les objets ou animaux venaient d’un point fixe dans le ciel. |
4.3. Le rôle des chutes comme barrière à la colonisation
Selon leur importance, les chutes d’eau peuvent constituer des barrières infranchissables aux poissons, de telle sorte que des populations isolées en amont restent à l’abri d’éventuels compétiteurs. Cette situation peut expliquer l’existence d’espèces endémiques dans les hauts cours, comme l’a montré Daget (1962) dans certains cours d’eau de Guinée. Les chutes permettent le passage des espèces dans le sens amont-aval, mais pas en sens inverse (tableau 8). D’autres exemples existent comme celui des chutes Gauthiot sur le Mayo-Kebi (figure 10) qui relie le bassin du Tchad au bassin du Niger ou celui des Rapides de Kholombidzo (denommé auparavant Murchinson) sur la rivière Shire reliant le lac Malawi au Zambèze (figure 11), qui empêchent les espèces du cours inférieur du Zambèze de remonter dans le lac Malawi.
Figure 11. Rapides de Kholombidzo sur le Shire moyen, en aval du lac Malawi. Ces rapides empêchent les espèces du Zambèze situé en aval de remonter vers le lac Malawi (© Michael K. Oliver).
Tableau 8. Nombre d’espèces présentes en amont et en aval des chutes dans les hauts bassins du Niger (Tinkisso) et du Sénégal (Bafing) dans le Fouta Djalon (d’après Lévêque & Paugy., 2006).
5. La diversité des poissons ou l’héritage de l’évolution
Au début du XVIIe siècle, les scientifiques avaient une conception fixiste du monde vivant. On estimait, d’après les textes sacrés judéo-chrétiens, que le peuplement de la terre avait été créé quelque 6 000 ans auparavant, et que les êtres vivants actuels étaient la réplique fidèle de ceux que Dieu avait créés.
Par la suite, le progrès des connaissances montra rapidement que l’âge de la terre était largement sous-estimé, et que la faune et la flore avaient considérablement varié au cours du temps. On vit alors apparaître des théories dites créationnistes, respectant la notion de fixité de l’espèce, qui admettaient que chaque espèce avait une date de création et une date d’extinction.
C’est Lamarck qui, au début du XIXe siècle, remit en cause le dogme de la fixité des espèces, et proposa une conception nouvelle du monde vivant, constitué de lignées susceptibles de se modifier lentement et de se ramifier au cours du temps. Cette nouvelle conception, le transformiste, qui bouleversait les idées de l’époque, fut difficile à admettre.
C’est un demi-siècle plus tard que Darwin proposa une autre théorie transformiste reconnaissant l’existence d’une variabilité intra spécifique, en opposition avec le concept typologique de l’espèce, et faisant de la sélection naturelle le moteur de l’évolution. Dans une population vivant dans des conditions de milieu données, seuls les individus les plus aptes à la vie dans ce milieu participent effectivement à la reproduction. On admet aussi qu’une population est susceptible de s’adapter aux nouvelles conditions qui lui sont offertes lorsque le milieu varie.
Plus tard, au début du XXe siècle, on découvrit l’existence des mutations, et un nouveau concept, le mutationnisme se développa. Selon cette théorie, les mutations seraient le seul moteur de l’évolution, indépendamment de l’environnement. Si cette conception fut rapidement abandonnée, la prise en compte des mutations reste toutefois un événement majeur de l’histoire des idées sur l’évolution.
5.1. La théorie synthétique de l’évolution
La prise en compte simultanée des mutations créatrices de variabilité, et de la sélection naturelle assurant le tri, à chaque génération, des génotypes les plus aptes à vivre et à se reproduire dans des conditions de milieu donné, est à la base de la théorie synthétique de l’évolution. Elle est, en quelque sorte, une synthèse des théories darwiniennes et mutationnistes (figure 12). Dans un environnement qui se modifie en permanence, les êtres vivants sont amenés à s’adapter en trouvant des solutions physiologiques ou morphologiques aux problèmes posés par les changements du milieu dans lequel ils vivent, sinon ils risquent de disparaître.
Figure 12. Représentation schématique de la théorie synthétique de l’évolution, le néodarwinisme.
5.2. Les mécanismes de la spéciation
La spéciation est le phénomène selon lequel une espèce donne naissance à deux ou plusieurs espèces distinctes appelées espèces sœurs. La spéciation engendre non seulement de nouvelles espèces, mais également de nouveaux groupes. Toute l’histoire de l’évolution et de l’apparition des différents phylums est le résultat de cette spéciation.
Le mécanisme de spéciation implique deux étapes essentielles qu’il convient de bien distinguer :
- l’apparition et la diffusion d’une mutation au sein d’une population d’une part ;
- et l’apparition d’un isolement génétique, dû à cette mutation, entre la population qui la possède et les autres populations d’autre part.
Les mutations génétiques ou les recombinaisons chromosomiques qui se produisent fréquemment, créent une diversité génétique qui permettra éventuellement aux espèces de s’adapter aux modifications de l’environnement. Beaucoup de ces mutations sont létales ou défavorables pour les individus et seront éliminées par la sélection naturelle. D’autres sont neutres et se fixeront ou seront éliminées au hasard. Finalement, seule une petite fraction aura un effet favorable et parmi celles-ci certaines donneront naissance à une nouvelle espèce.
5.2.1. Les mutations, moteur de l’évolution
Chacun des individus appartenant à une espèce, est, en effet, légèrement différent des autres sur le plan génétique et cette diversité génétique est la condition nécessaire pour créer la diversité biologique qui permettra aux espèces de mettre en œuvre des stratégies alternatives qui sont leurs réponses adaptatives aux changements de l’environnement.
La multiplication cellulaire permet, théoriquement, d’obtenir deux cellules filles semblables à la cellule mère. Les chromosomes et les gènes se reproduisent en principe à l’identique, mais des « erreurs » peuvent se produire dans l’ordre des séquences d’acides nucléiques lors de la duplication de l’ADN. Ces mutations génétiques spontanées créent de nouveaux allèles. La base de la diversité génétique au sein d’une espèce est constituée par ces variantes des gènes, les allèles.
Si l’individu qui a subi un remaniement est viable et fertile, les mutations sont transmises aux descendants de cet individu. Elles peuvent alors se traduire par des transformations évolutives comme une modification morphologique par exemple.
Compte tenu du nombre élevé de gènes, les mutations ne sont pas rares. Ce n’est qu’après une véritable course d’obstacles, à l’issue de laquelle beaucoup disparaîtront, que les survivants auront une chance de donner naissance à une population suffisamment importante pour qu’elle puisse s’établir et se pérenniser.
Depuis quelques décennies, comme le génome humain, plusieurs génomes de poissons ont été séquencés (poisson-globe, poisson-zèbre, carpe, tilapia, truite, voire même le cœlacanthe).
Des mutations peuvent également intervenir lors de la mitose par modification de la structure des chromosomes. Le nombre de chromosomes est fixe pour une espèce donnée, mais des cassures, ou au contraire des fusions de chromosomes ou de parties de chromosomes peuvent se produire, modifiant la composition chromosomique. Cela peut aller de simples inversions de certains bras jusqu’à la réduction du nombre de chromosomes.
Chez les poissons, l’évolution du nombre et de la forme des chromosomes est particulièrement spectaculaire chez les Cyprinodontiformes (les killies) pour lesquels on a pu montrer l’existence de nombreuses espèces très proches morphologiquement alors que les caryotypes sont différents et qu’elles ne peuvent donc s’hybrider (voir encadré Réduction de chromosomes chez les Aphyosemion). Chez les Aphyosemion, le nombre haploïde varie entre n = 24 chez A. rectogoense, et n = 9 chez A. christyi (figure 13).
Figure 13. Deux espèces d’Aphyosemion, morphologiquement proches, mais avec un nombre de chromosomes très différents, 9 chez A. christyi et 24 chez A. rectogoense.
Réduction de chromosomes chez les Aphyosemion
Il existe un exemple particulièrement intéressant de spéciation avec réduction du nombre de chromosomes de 15 à 9 paires respectivement chez : Aphyosemion congicum : 15 A. cognatum : 13 A. schoutedeni : 11 A. elegans ; 10 A. chrystyi : 9 Les phénotypes de ces espèces sont assez proches et elles ne peuvent être identifiées par la seule utilisation de caractères métriques ou méristiques. Elles se distinguent seulement par des détails de coloration de la livrée des mâles adultes. Ces différences avaient d’abord été attribuées à un polymorphisme intra-spécifique, jusqu’à ce que l’étude des caryotypes et des expériences d’hybridation aient montré qu’il s’agissait d’espèces isolées sur le plan reproducteur. |
La polyploïdie qui se manifeste par un accroissement important du nombre de chromosomes n’est pas rare chez les poissons, en comparaison avec les autres vertébrés. Ce phénomène paraît en particulier jouer un rôle majeur dans l’évolution des caryotypes de la famille des Cyprinidae et l’on a pu montrer récemment que certaines espèces de Labeobarbus et Pseudoberbus africains étaient hexaploïdes et possédaient 148-150 chromosomes (tableau 9).
Tableau 9. Nombre de chromosomes chez quelques espèces de Labeobarbus et Pseudobarbus africains (Cyprinidae).
espèces | 2n | source |
Labeobarbus aeneus | 148 | Oellermann & Skelton, 1990 |
Labeobarbus beso | 150 | Golubtsov & Krysanov, 1993 |
Labeobarbus bynni | 150 | Golubtsov & Krysanov, 1993 |
Labeobarbus bynni | 148 | Guégan et al., 1995 |
Labeobarbus ethiopicus | 150 | Golubtsov & Krysanov, 1993 |
Labeobarbus intermedius | 150 | Golubtsov & Krysanov, 1993 |
Labeobarbus intermedius | 148 | Oellermann & Skelton, 1990 |
Labeobarbus marequensis | 130-150 | Oellermann, 1989 |
Labeobarbus natalensis | 150 | Oellermann & Skelton, 1990 |
Labeobarbus nelspruitensis | 130-148 | Oellermann, 1989 |
Labeobarbus petitjeani | 150 | Guégan et al., 1995 |
Labeobarbus polylepis | 150 | Oellermann & Skelton, 1990 |
Labeobarbus wurtzi | 148 | Guégan et al., 1995 |
Pseudobarbus capensis | 150 | Oellermann & Skelton, 1990 |
5.2.2. Spéciation et variabilité de l’environnement : la sélection naturelle
Une population est une collection d’individus interféconds possédant des propriétés génétiques communes. L’espèce peut être constituée par une ou plusieurs populations plus ou moins isolées géographiquement (on parle alors de métapopulation).
Le principe de la sélection naturelle implique deux processus complémentaires :
- existence d’une variabilité génétique héréditaire,
- phénomène de sélection des individus les plus performants sur le plan reproducteur dans un type d’environnement donné.
En effet, chaque espèce est, en principe, adaptée à un type d’environnement, bien que tous les individus d’une population ne soient pas strictement identiques génétiquement et phénotypiquement. Grâce à ce polymorphisme génétique les individus constituant la population peuvent ainsi répondre de manière un peu différente aux contraintes de l’environnement. Lorsque les conditions se modifient, les génotypes qui produisent les phénotypes les plus aptes à répondre aux nouvelles contraintes ont un avantage adaptatif et sont sélectionnés au cours des générations successives. De manière générale, la sélection naturelle avantage les caractères favorables aux organismes en question.
La sélection naturelle est un processus qui s’exerce sur des individus constituant une population. Elle implique :
- l’existence dans cette population d’une variabilité entre les individus qui la compose en termes de performances ou de caractéristiques phénotypiques (coloration, taux de croissance, résistance à l’anoxie, vitesse de nage) ;
- que ces caractères soient héréditairement transmissibles ;
- qu’ils aient une influence notable sur le taux de reproduction ou de survie.
Les écosystèmes actuels ont subi beaucoup de modifications dans le passé, sous l’influence des changements climatiques et de l’histoire géologique. C’est grâce à la diversité génétique que les espèces ont pu mettre en œuvre de nouvelles stratégies qui constituent leurs réponses adaptatives aux changements de l’environnement. Dans certains cas, notamment lorsque des populations d’une même espèce ont été isolées géographiquement, cette recherche d’un ajustement avec les caractéristiques du milieu a pu conduire à l’apparition de nouvelles espèces : la spéciation peut alors être considérée comme la conséquence fortuite de l’adaptation d’une population à son environnement.
5.3. Les modes de spéciation : comment les espèces naissent-elles ?
Dans quelles circonstances a lieu le processus de subdivision en espèces filles qu’est la spéciation ? Deux théories ont suscité bien des débats :
- la théorie allopatrique (spéciation en un « autre lieu ») qui stipule qu’il doit y avoir isolement géographique pour que la spéciation ait lieu,
- la théorie sympatrique (spéciation en « un même lieu ») qui estime que l’isolement n’est pas indispensable (figure 14).
Figure 14. Les différents modes de spéciation pour les poissons africains.
5.3.1 - La spéciation allopatrique
La spéciation allopatrique est le modèle classique de spéciation. Des populations d’une même espèce ancestrale ayant une distribution continue, s’isolent géographiquement du reste de l’espèce. En l’absence d’échanges de gènes entre ces populations, elles évoluent indépendamment et donnent naissance à de nouvelles espèces ne pouvant se reproduire entre elles. C’est la situation la plus courante, qui fait suite à des événements géologiques ou climatiques qui ont favorisé la fragmentation puis l’isolement de populations d’une même espèce. La plupart des bassins hydrographiques étant actuellement isolés les uns des autres, ils constituent des îles dans lesquelles les populations d’une même espèce peuvent évoluer indépendamment les unes des autres. Si l’isolement est suffisamment long, les populations peuvent diverger au point de devenir des espèces différentes.
Un cas limite de la spéciation allopatrique est celui de la spéciation péripatrique (figure 14). Il s’agit en termes simples de la spéciation intervenant dans des petites populations le plus souvent isolées à la marge d’une aire de répartition d’une espèce. Un exemple de spéciation péripatrique est celui d’espèces proches de Brycinus imberi. Trois espèces endémiques sont connues de zones limitées en marge de la zone de distribution de B. imberi : B. abeli (Oubangui), B. carolinae (Niger supérieur), B. nigricauda (Nipoué, Côte d’Ivoire) (figure 15). Ces trois espèces ressemblent beaucoup à B. imberi sur le plan morphologique, et s’en différencient essentiellement par la coloration (Paugy, 1986).
Figure 15. Distribution de trois espèces endémiques de Brycinus, très proches B. imberi, espèce à large distribution. Il est possible que ces trois espèces situées en marge de la distribution de B. imberi se soient isolées par parapatrie.
5.3.2 - La spéciation sympatrique
La spéciation sympatrique intervient dans une population occupant la même aire géographique, et dans laquelle les échanges de gènes sont théoriquement possibles. Ce mode de spéciation a été très controversé voire même contesté. Cependant un certain nombre de faits tendent à montrer que des mécanismes d’isolement peuvent apparaître dans des conditions sympatriques sous l’effet de la sélection naturelle et le principe de la spéciation sympatrique s’est progressivement imposé.
On pourrait schématiser ainsi les processus impliqués : tout d’abord, à l’intérieur de l’aire de répartition continue d’une espèce, la sélection naturelle favorise l’apparition de deux formes qui peuvent avoir des comportements éthologiques différents (préférences alimentaires, préférences d’habitat, saison de reproduction décalée, etc…). Si la pression de sélection est suffisante, et si le processus se poursuit assez longtemps, ces deux formes pourront diverger ensuite suffisamment pour donner naissance à deux puis à de espèces distinctes (voir encadré Les essaims ou foules d’espèces).
Les essaims ou foules d’espèces On utilise également le terme « essaim d’espèces » ou « foule d’espèces » (traduction approximative du terme anglais « species flocks ») pour désigner des groupes d’espèces très proches issues d’un ancêtre commun (monophylétiques) et endémiques d’un même milieu (Greenwood, 1984). Ces essaims d’espèces comprennent un nombre anormalement élevé d’espèces voisines, qui sont le produit d’une spéciation assez rapide (on parle parfois de spéciation explosive). Celle-ci correspondrait à la réponse évolutive d’une faune qui après avoir colonisé un nouveau milieu, se différencie en se spécialisant dans l’exploitation des différentes ressources offertes par ce milieu. Si de nombreux genres de Cichlidae des grands lacs d’Afrique de l’Est correspondent effectivement à la définition d’un essaim d’espèces, il faut savoir néanmoins que ce phénomène est observé pour d’autres groupes, comme les poissons chats du genre Bathyclarias (10 espèces), et les Chrysichthys (6 espèces) du lac Malawi, les Mastacembelus (8 espèces) et les Lates (4 espèces) du lac Tanganyika, les Labeobarbus du lac Tana (13 espèces), les Brienomyrus du Gabon (seulement 6 espèces décrites parmi les 38 unités taxonomiques opérationnelles qui constituent le clade des Brienomyrus). En Afrique, ce clade est le premier essaim d’espèces de poissons d’eau douce que l’on trouve entièrement en milieu fluvial par opposition à tous les autres que l’on trouve en milieu lacustre. |
Un exemple de spéciation sympatrique a été identifié pour des Cichlidae des lacs de cratère (lacs Barombi Mbo et Bermin) au Cameroun (figure 16). Sur la base de l’analyse de l’ADN mitochondrial, il a été démontré que les neuf espèces du lac Bermin et les onze du lac Barombi Mbo constituent des ensembles monophylétiques qui ont évolué chacun dans le lac lui-même à partir d’une seule espèce colonisatrice.
Figure 16. Spéciation sympatrique des Cichlidae du lac Barombi Mbo au Cameroun (source Schliewen et al., 1994).
Les auteurs de cette étude estiment que la diversification des comportements trophiques (et du comportement écologique qui en découle) a été le facteur principal de la spéciation sympatrique dans chacun de ces lacs.
Les Labeobarbus du Lac Tana (Éthiopie), présentent également une remarquable diversité morphologique. Ils ont d’abord été décrits comme des espèces, puis comme des morphotypes d’une même espèce. Enfin, à la suite d’une étude détaillée, Nagelkerke et al. (1994), ont distingué 13 morphotypes (figure 17) et constaté des différences dans les habitudes alimentaires de chacun d’eux. Ils ont alors émis l’hypothèse qu’il existait plusieurs espèces se différenciant par leur niche alimentaire et leurs préférences en termes d’habitat. Ils ajoutent, qu’il s’agit probablement d’un phénomène de spéciation sympatrique.
Figure 17. Essaim des 13 espèces de Labeobarbus rencontrées dans le lac Tana en Ethiopie (source Nagelkerke et al., 1994).
Compte tenu des observations précédentes, il est fort possible que le processus connu sous le nom de radiation adaptative, c’est-à-dire la colonisation de plusieurs niches d’un même système écologique par des populations ou des espèces descendant d’un ancêtre commun, soit une illustration de la spéciation sympatrique.
Un exemple célèbre de radiation adaptative chez les poissons est celui des Cichlidae des grands lacs d’Afrique de l’Est. Ainsi, les Cichlidae du lac Victoria paraissent descendre d’une seule espèce d’origine fluviale qui aurait colonisé le lac et donné naissance aux quelques 300 espèces vivantes qui occupent toutes les principales niches écologiques disponibles pour les poissons d’eau douce. Pour certaines fonctions adaptatives en liaison avec le régime alimentaire, on peut observer différentes étapes de la spécialisation, depuis les premiers stades de la modification morphologique jusqu’aux formes corporelles les plus extrêmes. Par exemple, chez les poissons malacophages, certaines espèces sont dotées seulement de quelques dents pharyngiennes élargies servant à écraser les coquilles, alors que d’autres espèces ont un très grand nombre de dents, et certaines possèdent même des os pharyngiens mêlés aux dents (figure 18).
Figure 18. Proportion des différents groupes trophiques parmi les Haplochrominae du lac Victoria et relations entre les type de régime alimentaire et de dentition (source Witte & van Oijen, 1990).
La spécialisation du comportement est probablement un élément important du succès de la radiation adaptative. Au-delà de la spécialisation trophique, il y a celle du comportement reproducteur, y compris les parades, les colorations sexuelles et spécifiques, le comportement territorial et parental. On réunit donc ainsi toutes les conditions favorables à une spéciation sympatrique (voir encadré. Mécanismes impliquées dans la spéciation des Cichlidae des grands lacs d’Afrique de l’Est).
Mécanismes impliquées dans la spéciation des Cichlidae des grands lacs d’Afrique de l’Est
Ce qui surprend lorsqu’on observe les essaims d’espèces de Cichlidae dans les grands lacs d’Afrique de l’Est, c’est bien sûr l’extrême richesse des formes et des couleurs de ces poissons mais aussi la grande ressemblance des formes d’un lac à l’autre. Cette ressemblance a fait penser que ces essaims d’espèces avaient une origine commune. Meyer et al., 1990 ont clairement montré qu’il n’en était rien et que chaque lac avait développé son propre essaim d’espèces (figure 19). On peut alors se demander pourquoi, dans des lacs aussi différents les uns des autres, l’évolution a abouti à des formes si ressemblantes. En effet, quoi de commun entre le lac Tanganyika très profond (1470 m) et très ancien (20 millions d’années) et le lac Victoria qui ne fait qu’une quarantaine de mètres de profondeur et qui se serait asséché, au moins partiellement, il y a 14 000 ans environ ? Pourquoi des phénomènes identiques se répètent-ils à chaque fois et indépendamment dans ces lacs.
Figure 19. Arbre phylogénétique des essaims d’espèces de cichlidés endémiques des lacs Malawi, Tanganyika et Victoria et de quelques espèces d’haplochromines fluviatiles. Les groupes monophylétiques présumés sont représentés par des rectangles (source Meyer, 1993).
Pour le comprendre, il faut d’abord noter que dans chaque lac, chacun de ces essaims d’espèces a pour origine une espèce fluviatile qui colonisa le milieu lacustre. Il semble ensuite que l’évolution ait joué sur deux leviers à la fois : la forme du crâne et particulièrement de la mâchoire d’une part, et la couleur d’autre part. En effet, une fois dans le milieu lacustre, l’espèce de Cichlidae fluviatile a trouvé à sa disposition un grand nombre de biotopes différents à coloniser, avec chacun ses propres ressources alimentaires : des algues à brouter, des mollusques à consommer, des proies pélagiques à capturer… Rapidement, des groupes se spécialisèrent dans un type de régime alimentaire, comme l’ont bien montré Albertson et al. (1999) dans le lac Malawi, où très tôt les espèces se sont réparties en deux groupes : celles qui exploitent les habitats rocheux, et celles qui exploitent les fonds sableux. Ce type d’adaptation a été possible grâce à l’extraordinaire plasticité du crâne et de la mâchoire de ces espèces. Albertson et al. (2003a) et Albertson et al. (2003b) ont montré également que seuls une dizaine de gènes devaient être impliqués dans la genèse des différences morphologiques observés (entre brouteurs, filtreurs, prédateurs, etc.). Ces gènes sont pour la plupart groupés (on dit « liés ») à l’intérieur du génome et ont souvent des effets multiples. Par exemple, certains gènes peuvent intervenir à la fois sur la hauteur et la longueur d’une mâchoire. Albertson et al. (2003 b) ont également mis en évidence que des phénomènes sélectifs sont bien intervenus pour aboutir aux formes que l’on observe aujourd’hui. Si l’on considère que les espèces fluviatiles, ayant donné naissance à ces différents essaims d’espèces, possédaient les mêmes potentialités génétiques d’évolution de la mâchoire, il n’est pas étonnant dès lors que des pressions sélectives identiques dans des lacs différents aient donné lieu à des phénotypes identiques dans ces mêmes lacs. Autrement dit, dans deux lacs différents, les pressions de sélection qui vont contraindre une espèce à se spécialiser dans le broutage des algues par exemple vont conduire à adopter une même solution, quel que soit le lac. Enfin, les variations de couleur constituent un autre mode de diversification qui fait intervenir la sélection sexuelle particulièrement bien étudiée chez les Cichlidae du lac Victoria. Les mâles sont souvent brillamment colorés alors que les femelles arborent des couleurs plus ternes (figure 20).
Figure 20. En haut : dans les couches d’eau supérieures, la sensibilité à la lumière bleue et à la coloration bleue est favorisée. À l’inverse, dans les couches d’eau profondes, c’est la sensibilité à la lumière rouge et à la coloration rouge qui prédomine. En bas : après plusieurs générations, les deux parties de la population ont divergé. Les mâles bleus qui nagent dans les eaux les plus profondes ne trouvent plus de partenaires. Il en est de même pour les mâles rouges qui circulent dans les parties supérieures de la masse d’eau. En effet, les femelles préfèrent les mâles dont la coloration correspond à leur propre zone de sensibilité visuelle. Cette barrière visuelle qui contribue à l’isolement génétique des formes est, entre autres, une des causes de la spéciation (redessiné d’après la source : Berkeley, 2011)
La reproduction est souvent sous la dépendance de signaux visuels liés à ces colorations. Généralement la femelle choisit le mâle en fonction de critères de coloration. Seehausen et al. (1997) ont ainsi montré que la turbidité de l’eau (due par exemple à l’eutrophisation) pouvait altérer la perception des couleurs par les poissons et ainsi rompre les barrières éthologiques qui séparent les espèces (et donc aboutir à des hybridations). Si l’on ajoute aussi que les gènes qui contrôlent la morphologie crânienne peuvent être liés à ceux qui contrôlent les choix des partenaires (sélection sexuelle), on peut alors prédire une sélection directionnelle liant morphologie et couleur et comprendre alors pourquoi les essaims d’espèces des grands lacs d’Afrique de l’Est se ressemblent tant. |
De nombreux facteurs jouent donc un rôle de barrière limitant ou empêchant les échanges de gènes entre les populations Cet absence de mélange contribue de manière significative à la spéciations des espèces qui ne quittent guère les habitats auxquels ils sont inféodés (figure 21).
Figure 21. L’habitat, les signaux visuels, l’alimentation, l’éthologie, la reproduction… sont autant de facteurs qui créent des barrières d’isolement entre les populations des Cichlidae des grands lacs d’Afrique de l’Est. Ces barrières jouent un rôle essentiel dans la spéciation des espèces de ces milieux.
Dans la spéciation des poissons africains, et notamment celle des Cichlidae des grands lacs, a fait l’objet de nombreuses discussions. Selon certaines hypothèses les prédateurs, en patrouillant dans des zones possédant des abris, contribuent à fractionner les populations et à les maintenir sous forme de taches isolées, ce qui favorise la spéciation (figure 22).
Figure 22. Selon certaines hypothèses, les prédateurs pourraient fractionner les populations inféodées aux ilots rocheux en empêchant les individus de se déplacer et ainsi d’échanger leurs gènes. Cet isolement pourrait être un facteur favorisant d’autant la spéciation.
Contrairement à ce que l’on observe dans le lac Tanganyika, il semble cependant que le rôle des prédateurs ne soit pas aussi important dans les lacs Victoria et Malawi où les nombreux prédateurs sont, eux-mêmes, inféodés à certains types d’habitats. Les conséquences, parfois dramatiques, de l’introduction du Lates dans le lac Victoria montrent a posteriori que les nombreuses espèces de Cichlidae qui avaient disparu ne possédaient pas, en fait, les mécanismes comportementaux ou les abris adéquats pour échapper à la prédation.
5.4. À quelle vitesse les espèces apparaissent-elles ?
Il n’y a pas beaucoup de données sur la vitesse de spéciation des poissons africains, mais il est évident que celle-ci est éminemment variable selon les groupes phylogénétiques et les conditions de l’environnement.
Ainsi, dans le lac Nabugabo qui a été isolé du lac Victoria il y a environ 4 000 ans par une bande de sable, il existe actuellement huit espèces d’Haplochromines, dont cinq endémiques. Ces dernières sont apparues depuis l’isolement du lac à partir de sous populations d’espèces qui étaient présentes dans le lac Victoria. Dans ce dernier il est possible qu’un épisode de spéciation ait pu intervenir il y a environ 14 000 ans, période de relative sécheresse durant laquelle le lac était fragmenté en de nombreux petits lagons. On peut d’ailleurs penser qu’à cette occasion plusieurs espèces existant préalablement aient également disparu.
En ce qui concerne les Haplochromines du lac Malawi, Owen et al. (1990) estiment que la spéciation a pu être très rapide et avancent une durée de 200 à 300 ans !
Sur le plan évolutif, Vrba (1980) a avancé l’hypothèse que les différences observées, en ce qui concerne les vitesses de spéciation à l’intérieur d’un « clade », sont la conséquence d’une différentiation eurytope : un taux élevé de spéciation, ainsi qu’un fort taux d’extinction sont associés à une grande sténotopie. En d’autres termes, lorsque la sténotopie augmente en raison d’une plus grande spécialisation, le taux de spéciation augmente. Cette hypothèse paraît être vérifiée chez les Cichlidae des grands lacs africains : les haplochromines qui sont beaucoup plus sténotopes que les Tilapias, ont également beaucoup plus d’espèces. En outre, parmi les haplochromines, ce sont les foules d’espèces dont les membres sont les plus sténotopes qui semblent avoir le plus d’espèces.
En Afrique de l’Est, le lac Victoria a révélé quelques secrets quant à l’origine de sa faune d’haplochromines et du temps qu’a mis celle-ci pour se différencier.
L’histoire commence il y a plusieurs millions ou dizaines de millions d’années lorsque les grands lacs ou proto-lacs de la vallée du Rift ont commencé à se former.
Dans les grands lacs de la vallée du Rift, la plupart des cichlidés endémiques appartiennent au groupe des haplochromines. Pour l’ensemble des espèces de ces lacs on parle généralement de super-essaim (ou super foule) par analogie au « super flock » des anglo-saxons. Les quelques 1 800 espèces actuelles existant dans les lacs d’Afrique de l’Est seraient toutes issues de lignées primitives de cichlidés fluviaux originaires de l’ouest de la vallée du Rift. Elles auraient d’abord colonisé de manière indépendante le lac Tanganyika, il y a environ 3 Ma. Plus tard, ces lignées originelles se seraient diversifiées au sein du lac puisque des études moléculaires récentes ont mis en évidence l’existence de plusieurs lignées anciennes de cichlidés dans le Tanganyika (Salzburger et al., 2002). Ensuite, certaines de ces lignées auraient quitté le Tanganyika pour coloniser les autres lacs où à leur tour, elles se seraient différenciées. C’est l’hypothèse dite « Out of Tanganyika » (figure 23) qui prévaut actuellement.
Figure 23. Scénario « Out of Tanganyika » montrant les chemins présumés suivis par les différentes lignées primitives depuis le lac Tanganyika (la couleur des flèches correspond aux dates de l’échelle de temps) (adapté d’après Salzburger et al., 2005).
Une question est cependant longtemps restée en suspens : le groupe des haplochromines, mal représenté dans le lac Tanganyika, mais très abondant dans les lacs Malawi et Victoria, a-t-il d’abord évolué dans le lac Tanganyika avant de se disperser ou bien s’est-il différencié ultérieurement ? Une première théorie avançait que la diversification des différents lignages aurait eu lieu dans le lac Tanganyika, avant que les espèces se dispersent dans les autres lacs. Mais d’autres études plus récentes suggèrent une deuxième hypothèse : les lignées qui ont initialement colonisé le lac Tanganyika possédaient leur propre diversité génétique et c’est ce potentiel qui se serait révélé ultérieurement dans chacun des lacs (voir Genner et al., 2007).
L’âge et l’origine des haplochromines des lacs d’Afrique de l’Est, et du lac Victoria particulier, ont depuis longtemps intéressé les scientifiques. Dans un premier temps, certains auteurs, la plupart physiciens, affirmaient que le lac Victoria s’étant totalement asséché il y a environ 16 000 à 14 000 années, les espèces de poissons actuelles ne se seraient diversifiées depuis la remise en eau du lac. L’équation est assez simple, puisque toute vie aquatique avait disparu à cette époque, les quelques 500 espèces que l’on trouve actuellement dans le lac se seraient différenciées en quelques milliers d’années. Certains biologistes admettent ce scénario, mais beaucoup d’autres estiment que ce laps de temps est en totale contradiction avec la réalité biologique et qu’il est impossible qu’autant d’espèces se soient différenciées en si peu de temps à partir d’une ou quelques espèces ancestrales.
Une hypothèse moins radicale a ensuite été émise. Si effectivement le lac s’est asséché, une zone marécageuse, vraisemblablement morcelée, aurait néanmoins subsisté. Peu profonde mais assez vaste, elle aurait pu servir de zone refuge à la plupart des espèces. Cependant, les géophysiciens, même s’ils admettent cette possibilité, estiment que les conditions physico-chimiques prévalant alors, étaient incompatibles avec la coexistence de nombreuses espèces (Stager et al., 2004). En effet, selon ces auteurs, « les conditions n’auraient permis qu’à très peu d’haplochromines de coexister (…). Il est donc peu probable qu'une foule d’espèces adaptée à des conditions lacustres ait survécu au tarissement du bassin du lac Victoria ».
Ce débat entre les partisans d’un tarissement total (ou presque) du bassin du lac Victoria, et ceux qui défendent l’existence d’une zone marécageuse ayant servi de zone refuge aux nombreuses espèces, soit dans le bassin lui-même soit ailleurs, est toujours d’actualité. Toutefois, certaines études plus récentes (voir Elmer et al., 2009) émettent de nouvelles hypothèses : le lac Victoria aurait été recolonisé par des haplochromines provenant du lac Kivu après sa remise en eau il y a environ 14 000 ans (Verheyen et al., 2003). En effet, auparavant, l’écoulement des eaux se faisait du lac Kivu vers le bassin du Victoria au cours du Pléistocène (2,6 Ma-12 000 BP) avant que des activités volcaniques du massif des Virunga bloquent l’exutoire du Kivu et isolent les deux entités depuis 25 000 à 11 000 années selon les estimations (figure 24).
Figure 24. Le lac Kivu se situe à une altitude plus élevée que les autres lacs de la région. Longtemps, ses eaux se sont écoulées vers les lacs Édouard, George et Victoria. Puis au cours du pléistocène supérieur, les activités volcaniques du massif des Virunga ont formé un bouchon (laves et cendres représentées en vert sur le schéma) empêchant l’écoulement vers le nord. Depuis, les eaux du lac Kivu se déversent dans le lac Tanganyika par la Ruzizi.
Les arguments en faveur de ce scénario sont les suivants :
- Actuellement, les populations et les espèces des différents bassins de la région ont leur propre signature allélique (excepté Nil/lac Kyoga et Lac Victoria) [Des espèces ou des populations génétiquement bien différenciées les unes des autres ont chacune un patrimoine génétique, ou signature allélique, qui leur est propre. Cela signifie ici que les populations des lacs Victoria et Kyoga et du Nil, qui ont une signature allélique proche, ont un patrimoine génétique commun qui les différencient des populations des autres écosystèmes. Des espèces ou populations génétiquement proches ont des signatures alléliques proches ou identiques. Inversement des espèces ou populations génétiquement différenciées ont des signatures alléliques différentes]. Cependant, la différentiation génétique entre les espèces du lac Kivu et de l’ensemble du bassin du Victoria est faible ou modérée. Cela suggère que les populations du lac Kivu pourraient être à l’origine de l’essaim d’espèces du bassin lac Victoria, d’autant que ceux-ci présentent, dans leur génome, une forte proportion d’allèles dérivés des espèces du lac Kivu. Enfin, les études géologiques montrent que le lac Kivu est plus ancien que le lac Victoria de même que les études génétiques confirment que la faune des haplochromines du Kivu est plus ancienne que celle du Victoria.
- Une introgression de gènes originaires du lac Kivu se serait produite sur le pool de gènes des espèces du Victoria et non l’inverse. Cela confirme la direction historique de la migration évoquée plus haut, d’autant que les données géologiques concordent avec cette hypothèse. Les études génétiques (Elmer et al., 2009) ont montré que l’ancêtre commun le plus récent à l’origine de la radiation de lac Victoria aurait vécu il y a environ 3 millions d’années (4,7 millions pour l’ensemble du bassin du Victoria). Pour les lacs Kivu et Tanganyika les ancêtres communs les plus récents à l’origine de chacune des radiations auraient vécu sensiblement à la même époque, respectivement 4 et 3,8 millions. Ces dates sont compatibles avec la formation de ces lacs. La diversification des haplochromines est donc bien antérieure à l’asséchement du Pléistocène.
- Les taxinomistes ont réparti les espèces actuelles en une multitude de genres sur la base de critères morphologiques, de coloration, ou de comportement. Cependant, lorsque l’on considère le niveau moléculaire, ces très nombreuses espèces, qui présentent un considérable degré de polymorphisme, sont impossibles à différencier avec les outils d’analyse dont on dispose actuellement. Cela pourrait être également dû au fort taux d’hybridation, qui a pu être constaté et démontré.
En conclusion, selon le scénario actuel le plus partagé, l’histoire évolutive complexe des haplochromines du lac Victoria aurait commencé bien avant la période aride qui a touché le bassin du Victoria. L’ensemble des études moléculaires s’accordent pour affirmer que les lignées génétiques, et donc les espèces, ont au moins 100 000 années (Verheyen et al., 2003 et Verheyen et al., 2004). Cette histoire aurait pu se dérouler au moins en partie en dehors du bassin du lac Victoria, peut-être dans le lac Kivu (figure 25).
Figure 25. Possible scénario des chemins par lesquels les haplochromines ont colonisé la région du lac Victoria à partir du lac Kivu. L'astérisque dans la flèche du bas se réfère à deux haplochromines de la région du lac Rukwa (schéma adapté d’après Verheyen et al., 2003).
5.5. Les convergences évolutives : hasard, opportunisme et nécessité
Il y a convergence évolutive lorsqu’il y a apparition, au cours de l’évolution, de caractéristiques similaires chez des espèces différentes qui appartiennent à des lignées éloignées ou isolées les unes des autres par des barrières géographiques. Chez les poissons, il existent de nombreux exemples sur l’ensemble des continents (figure 26).
Figure 26. Quelques exemples de convergences de formes entre espèces de familles différentes provenant d’Afrique, d’Amérique du Nord, d’Amérique du Sud et d’Europe.
Dans le cas des grands lacs d’Afrique de l’Est, les essaims d’espèces ont évolué de façon indépendante. Mais, de manière surprenante, on observe une grande ressemblance des formes entre les lacs. Tout se passe comme si les genres et espèces, bien que différents et d’origines distinctes, avaient eu les mêmes réponses face aux mêmes contraintes (figure 27).
Ce phénomène observé chez les cichlidés des grands lacs a également intrigué les scientifiques. La spécialisation pour l’utilisation des mêmes ressources a donné lieu, le plus souvent, à des modifications morphologiques comparables dans différents lacs. On parle à ce sujet de formes « écologiquement équivalentes » ou de parallélisme.
Figure 27. Exemple d’espèces endémiques « écologiquement équivalentes » et phylogénétiquement éloignées.
L’étude des petits cichlidés incite à se poser des questions fondamentales sur la nature de l’évolution. Est-elle le simple fait du « hasard » ou répond-elle à un schéma déterministe ? Ou, dit autrement, l’évolution est-elle de nature contingente (possibilité qu’une chose arrive ou non) ou répond-elle à une « nécessité » ? Rappelons que l’idée de « Hasard », telle que développée par S.J. Gould, ne signifie pas l’absence de cause, mais l’impossibilité de les connaître précisément.
Hasard ou contingence jouent probablement un rôle central dans les phénomènes de dispersion des espèces : celles-ci saisissent, ou non, les opportunités qui leur sont offertes à la suite de phénomènes de nature géologique ou climatique pour se disperser. La colonisation de nouveaux milieux est donc fortement empreinte de hasard. En revanche, les radiations adaptatives semblent répondre à une forme de déterminisme : il s’agit de diversifier les régimes alimentaires ou les modes de comportements pour exploiter au mieux les ressources disponibles. En ce qui concerne les convergences écologiques, l’évolution revêt alors l’habit de la « nécessité » puisque, confrontée à de mêmes contraintes environnementales, elle a, à plusieurs reprises, sélectionné des formes comparables. Cette convergence est donc bien le reflet d’une valeur adaptative.
6. Taxinomie et systématique
La taxinomie, et non taxonomie (voir encadré « Taxinomie »), consiste à nommer et décrire les organismes. La systématique, quant à elle, est l’étude de la diversité des organismes et des relations entre ces organismes.
Taxinomie
Pourquoi écrire Taxinomie plutôt que Taxonomie ? Une réponse circonstanciée à cette question a été publiée en 1962 dans Mammalia (p. 285) et reprise en 1970 dans le Bulletin du Muséum (p. 301, note infrapaginale). En résumé, la Taxinomie, du grec taxis (arrangement) et nomos (loi) est l'études des lois de la classification. La Taxionomie, du grec taxis (unité) et onoma (nom) est l'activité qui aboutit à nommer les groupes d'êtres vivants que l'on appelle souvent des taxons. En composition, le radical grec donne donc taxi-, comme dans taxidermie, et non taxo-. (…) (Daget, 1977). |
Les grands traits de la classification des poissons africains
En ce qui concerne les poissons actuels, la systématique est loin d’avoir résolu tous les problèmes. De plus, l’introduction de nouvelles techniques moléculaires dans les classifications phylogénétiques devrait probablement entraîner des modifications dans les classifications actuelles, établies pour la plupart sur des bases anatomiques et morphologiques. En outre les ichtyologues ne sont pas toujours d’accord sur les nouvelles phylogénies proposées, ce qui complique la situation. Il existe néanmoins un certain consensus sur les grandes lignes de la classification des poissons que nous présentons ici.
Ici, la classification au-dessus du genre est limitée aux classes, aux ordres et aux familles. Il a l’avantage de rendre les choses simples, mais il présente l’inconvénient d’ignorer certains clades importants dans la phylogénie de poisson comme les Chondrichthyes, les Teleostei, les Acanthomorpha et les Percomorpha.
En général, nous avons utilisé Nelson comme référence à l’exception des Elasmobranchii et Holocephali que nous avons élevés au rang de classe. En ce qui concerne les familles, nous avons suivi catalogue des poissons de Eschmeyer plus fréquemment mis à jour pour intégrer les nouvelles révisons reconnues.
Wiley & Johnson (2010) ont publié une nouvelle classification des Teleostei. Ils proposent de stabiliser plusieurs hypothèses publiées récemment ou il y a quelque temps en énumérant les évidences connues (synapomorphies). Nous suivrons cette nouvelle classification dès que la communauté ichtyologique la reconnaîtra et l’utilisera communément. En attendant, pour éviter toute confusion pour les non-spécialistes, nous nous conserverons ce qui est utilisé actuellement.
Les règles sont celles suivis par FishBase et nous les avons adoptés parce que cette base de données est actuellement la meilleure mise à jour. À noter que les nombres d’espèces que nous donnons ne tiennent pas compte des sous-espèces.
6.1. Les fossiles
Les restes de poissons les plus anciens datent du Cambrien (il y a plus de 500 millions d’années). Une forme indubitable de lamproie, Hardistiella montanensis, a été retrouvée Carbonifère supérieur du Montana aux États-Unis (- 325 Ma), mais un fossile peut-être proche des lamproies, Haikouichthys ercaicunensis a été, quant à lui, retrouvé dans des couches du Cambrien inférieur du Yunan en Chine (-530 Ma). Les poissons sans mâchoires (Agnathes, représentés encore à l’heure actuelle par les lamproies) et les Placodermes d’abord dominants ont cédé la place aux poissons osseux et cartilagineux à la fin du Dévonien et au Carbonifère (-400 à -350 millions d’années) époque à laquelle ils se sont beaucoup diversifiés dans les mers et dans les eaux douces (figure 28).
Figure 28. Carte des principaux sites qui ont fourni des fossiles des vertébrés inférieurs au cours du Paléozoïque (-540 à -250 Ma). Leur répartition aux limites nord et sud du continent africain est en rapport avec la position polaire du continent et le climat induit à cette époque (source Anderson et al., 1999).
Puis de nouveaux groupes, les holostéens, ont effectué une radiation au Trias (-250 à -210 millions d’années) et au Jurassique (- 210 à -145 millions d’années), et les téléostéens au Jurassique et au Crétacé (-145 à -66 Ma) (figure 29). Cette radiation des Téléostéens est à l’origine de la plupart des espèces d’eau douce ou marine que nous connaissons actuellement.
Figure 29. Carte des gisements qui ont fourni des fossiles de poissons africain du Crétacé (-145 à - 66 Ma) et du tertiaire (Paléogène et Néogène : - 66 à -2,6 Ma) (source Otero, 2010).
6.2. Les poissons actuels
Nous ne ferons que mentionner les Myxini (myxines : 1 famille, 6 genres, 78 espèces) et les Cephalaspidomorphi (lamproies : 3 familles, 10 genres, 47 espèces), deux Craniates sans mâchoire qui n’existent pas dans la zone inter-tropicale. Les formes susceptibles d’être rencontrées en Afrique appartiennent toutes aux Gnathostomes, autrement dit, les vertébrés à mâchoires.
Les Elasmobranchii regroupent les craniates à squelette cartilagineux communément appelés raies ou requins. Sur le plan de la phylogénie, ces « poissons » sont très éloignés des poissons osseux (figure 30) (voir encadré Ichtyologie systématique).
Ichtyologie systématique
Le terme de « poissons » n’est pas scientifique et de toute façon se réfère à un grade, c’est à dire un groupe sans histoire propre. En fait il n’y a pas plus de relation entre un Téléostéen et un Requin (figure 30) qu’il n’y en a entre les oiseaux et les chauves-souris, voire certains reptiles ou poissons volant ou planant. On constate même qu’ils sont en réalité plus éloignés. Concrètement, les « poissons » constituent un vaste ensemble hétérogène classiquement définis comme des Crâniates sans pattes. Cette définition convient, si comme Nelson (1994) ou plus récemment Lecointre & Le Guyader (2001) on admet que cette faune actuelle regroupe :
Jusque vers les années 60, cette « superclasse des Poissons » fut considérée comme un taxon valide, par manque de reconnaissance ou d’utilisation de critères phylogénétiques. Le passage d’une classification strictement utilitaire à une classification phylogénétique ne se fit que plus tard, alors même que la théorie darwinienne de l’Évolution (Darwin, 1859) était déjà de longue date admise. En fait, il semble que ce ne soit qu’à l’issue de la traduction de la méthode de Hennig (1966) que les choses évoluèrent véritablement. La cladistique, puisque c’est d’elle dont il s’agit maintenant, a le mérite « (…) de mettre clairement en évidence la faisabilité - ou la réfutabilité - d’une théorie des relations phylogénétiques » (Janvier, 1986). Après les paléontologues, les paléoichtyologues et les ichtyologues utilisèrent très vite la cladistique et acquirent de ce fait une avance certaine sur les autres disciplines concernant les Vertébrés. Évidemment, la classification des « Poissons », en devenant phylogénétique, allait être bouleversée. Ainsi, par rapport aux anciennes classifications (Bertin & Arambourg, 1958 ; in Traité de Zoologie dirigé par P.P. Grassé) qui faisaient encore référence il y a peu de temps, les choses ont beaucoup changé et évolué, notamment sous l’impulsion initiale de Greenwood et al. (1966) qui firent en quelque sorte une classification pré-cladiste, sans avoir eu connaissance au préalable des travaux de Hennig. Même si les classifications peuvent être contestées, il est, pour l’esprit, assez commode de ranger les taxons en catégories regroupant les groupes ou les espèces présentant le plus d’affinités. Ainsi, les notions d’espèce, de genre, de famille voire d’ordre sont encore généralement admises ou tolérées par l’école cladiste. Pour se fixer les idées, en termes de diversité des vertébrés, nous avons résumé, suivant le schéma ordres/familles/genres/espèces, les données concernant les formes actuelles. Ce tableau (tableau 10) est forcément incomplet, tout n’étant évidemment pas connu, et n’est certainement le reflet que de l’intérêt particulier qui est porté aux différents taxons. Ainsi, on a tout lieu de penser que le nombre d’espèces de mammifères et d’oiseaux est proche de la réalité, ce qui n’est certainement pas le cas des amphibiens et des poissons, dont la quantité d’espèces est de toute évidence sous-estimée. |
Figure 30. Cladogramme montrant la phylogénie des principaux groupes de craniates actuels fondé sur l’apparentement évolutif.
Les Osteichthyens comprennent les autres vertébrés dont les poissons à squelette osseux qui se répartissent, de manière inégale, en deux groupes : les Sarcoptérygiens (Dipneustes et Cœlacanthe, mais également mammifères, oiseaux, squamates…) et les Actinoptérygiens (ou poissons aux nageoires rayonnées).
Parmi les Sarcoptérygiens, les Dipneustes constituent, en eau douce, le groupe le plus archaïque de poissons osseux vivants dont l’origine remonte au Dévonien (Rosen et al., 1981) (voir encadré Fossiles vivants). La vessie gazeuse communique avec l’œsophage et peut servir de poumon. Ils furent représentés par de nombreuses formes à l’ère primaire, mais il ne subsiste que quelques espèces dont celles appartenant au genre Protopterus (4 espèces) en Afrique.
Fossiles vivants
Certains groupes de poissons archaïques peuplent le continent africain. Le plus connu de tous est certainement le Cœlacanthe qui dans les années soixante a fait un véritable show médiatique. Nous ne nous étendrons pas sur cette espèce qui demeure océanique et donc éloigné de nos strictes préoccupations continentales. Concernant ce groupe très ancien, apparu au Dévonien (-418 à -359 Ma) on pensait qu’ils avaient disparu en même temps que les Dinosaures (au Crétacé vers 70 106 BP). Il faut également savoir que jadis les Coelacanthes étaient répartis dans le monde entier et étaient réputés vivre en eau douce. Les Polyptères : ce groupe est endémique en Afrique. Les uniques fossiles connus ont également été mis à jour en Afrique dans l’aire de distribution des espèces actuelles. Ces poissons possèdent un organe respiratoire annexe qui est un double sac dérivé de la vessie gazeuse. Les polyptères sont essentiellement aquatiques et ne sont pas amphibies comme le sont les protoptères. De ce fait, les sacs gazeux n’y ont pas la même signification respiratoire, les polyptères n’en font qu’un usage très secondaire. Par ailleurs, l’histologie des sacs gazeux des polyptères est très différente de celle des protoptères (Brien, 1964) La présence de deux « poumons » reliés au tube digestif constitue une donc une particularité des polyptères. Bien que peu fonctionnels, ces organes permettent tout de même aux poissons de survivre dans une eau pauvre en oxygène. On note également la présence de branchies externes au stade larvaire du développement. Elles régressent par la suite.. Les Dipneustes existent actuellement en Amazonie (Lepidosiren), en Australie (Neoceratodus) et en Afrique (Protopterus). Les Protopterus africains peuvent survivre en période de sécheresse en entrant dans un état d’estivation. Ainsi, P. annectens construit une galerie dans la vase avant l’assèchement total dès que le niveau d’eau commence à baisser. Lorsque celle-ci descend en dessous de l’entrée de la galerie, l’animal bouche l’entrée avec de la boue puis se réfugie au fond de la galerie. Il s’enveloppe alors d’une couche de mucus d’origine tégumentaire qui se durcit et forme une sorte de cocon qui conserve l’humidité. Ainsi protégés, les poissons peuvent vivre quatre années de suite dans leur cocon. Il puise alors leurs réserves alimentaires en se nourrissant de leurs propres fibres musculaires. Comme leurs cousins sud-américains, les larves des Dipneustes africains sont pourvues de branchies externes dont le degré de développement varie en fonction de la teneur en oxygène de l’eau. À la métamorphose, les branchies externes se résorbent généralement et la respiration devient alors pulmonaire et branchiale |
Une étude a montré que l’ADN mitochondrial des Protopteridae est plus proche de l’ADN d’un batracien que de celui du Cœlacanthe, ce qui tendrait à conforter l’hypothèse que les vertébrés terrestres proviendraient d’une bifurcation à partir d’une lignée qui a conduit aux poissons à poumons (Meyer & Wilson, 1990). Les Dipneustes seraient ainsi le groupe-frère des Tétrapodes (figure 30).
Les Polypteridae sont actuellement considérés comme la lignée la plus précoce des Actinoptérygiens. Ils ont le corps couvert d’écailles osseuses. La vessie gazeuse peut servir d’organe respiratoire accessoire. Les jeunes possèdent des branchies externes arborescentes qui disparaissent à l’âge adulte, et qui sont peut-être des caractéristiques morphologiques des Actinoptérygiens primitifs. Mais avant cela, ce caractère primitif avait poussé les zoologistes, déroutés, à les classer hors des Actinoptérygiens, voire parfois parmi les Sarcoptérygiens.
Tableau 10. Nombre de crâniates actuellement connus.
En Afrique continentale, les Actinoptérygiens comprennent la majorité des autres familles et espèces regroupées chez les Téléostéens dont le plus ancien fossile connu, Pholidophorus, remonte au Trias inférieur (- 195 Ma). Ce groupe extrêmement diversifié représente, en fait, l’écrasante majorité des poissons actuels. On distingue plusieurs grandes subdivisions, dont certaines ont des représentants en Afrique continentale :
- les Osteoglossomorpha (poissons à langue osseuse) comprenant les plus primitifs des téléostéens actuels. Ils sont connus depuis le Jurassique supérieur et actuellement représentés par cinq familles en Afrique (figure 31) ;
- les Elopomorpha comprennent différentes familles et espèces qui sont presque exclusivement marines, mais qui peuvent pénétrer occasionnellement en eau douce. Les anguilles appartiennent à ce groupe ;
Figure 31. Cladogramme montrant la phylogénie des principaux groupes de téléostéens actuels (adapté d’après Wiley & Johnson, 2010). Colonne de droite, les principaux groupes représentés en Afrique continentale (eaux douces et saumâtres) sont soulignés.
- les Otomorpha composé de 4 grands groupes monophylétiques :
- les Clupeiformes, apparus au Crétacé inférieur ils comprennent principalement des espèces d’origine marine, mais quelques-unes se sont adaptées aux eaux douces ;
- les Gonorhynchiformes qui comporte 3 familles en Afrique, dont les Kneriidae (qui regroupent désormais les anciennes familles des Cromeriidae et des Grasseichthyidae) et deux autres familles représentées par une seule espèce (Phractolemidae et Chanidae) ;
- l’ordre des Cypriniformes dont l’origine prête à discussions ;
- l’ordre des Characiformes qui est représenté par de très nombreuses espèces. L’origine des Characiformes et des Cypriniformes daterait de la fin du Crétacé ou du Paléocène ;
- l’ordre des Siluriformes (poissons chats) constitue un groupe de poissons bien caractéristiques par leur corps dépourvu d’écailles, et l’existence d’épines ossifiées aux nageoires dorsales et pectorales.
- les Euteleostomorpha comprenant la majorité des espèces dont en particulier :
- les Osmeriformes, représentés par une seule famille (Galaxiidae) en Afrique ;
- les Cyprinodontiformes incluent de nombreuses espèces d’eau douce et saumâtre ;
- les Synbranchiformes représenté par deux familles : les Synbranchidae d’origine marine, et les Mastacembelidae (poissons serpents) qui étaient autrefois classés parmi les Perciformes ;
- les Perciformes qui est mal défini et dont la classification est confuse et problématique, car il ne s’agit probablement pas d’un assemblage monophylétique. Il comprend au total 150 familles surtout marines, dont certaines se sont adaptées aux eaux continentales. C’est le cas, en particulier, pour les Cichlidae, les Latidae, les Nandidae, et les Anabantidae. Les Cichlidae sont probablement apparus très tôt au Crétacé et leur évolution était déjà bien entamée avant la séparation du Gondwana ;
- les Pleuronectiformes et les Tetraodontiformes, comprenant des familles d’origine marine dont certaines espèces sont adaptées aux eaux douces. Les Tetraodontiformes et les Pleuronectiformes sont apparus à l’Éocène inférieur et comprennent surtout des formes marines.
7. À la découverte des poissons
Comme nous l’avons vu, la faune africaine est moins riche que celle des rivières sud-américaines ou asiatiques. En revanche, elle est plus diversifiée et équilibrée puisque de nombreux ordres sont présents, ce qui n’est pas le cas de ce que l’on observe sur les deux autres continents. Par ailleurs, la faune ichtyologique africaine se distingue par une forte proportion de familles endémiques.
Nous allons brosser ici un portrait de famille des espèces les plus emblématiques parmi les 3 500 espèces de poissons des eaux continentales africaines, afin de mieux nous imprégner de leurs particularités et spécificités.
En nous éloignant des principes rigoureux de la classification conventionnelle, souvent basés sur des critères peu accessibles aux non-spécialistes, nous allons considérer indifféremment les ordres et les familles, en fonction de leurs particularités morphologiques ou écologiques.
7.1. Portraits de familles
Pour chacune des espèces énumérées ci-dessous, on pourra trouver plus de détails dans FishBase et dans l'IUCN RedList.
Arapaimidae
Cette famille se compose de 2 espèces, appartenant chacune à 1 genre différent. L’Heterotis niloticus africain (figure 31) est le cousin du géant sud-américain Arapaima gigas (plus connu au Brésil sous le nom de pirarucu). Heterotis est de taille et de poids beaucoup plus modestes et, s’il peut atteindre une dizaine de kilos au maximum, la plupart des individus ne dépassent pas 1 kg, ce qui est dérisoire par rapport au poids de l’Arapaima qui peut dépasser 200 kg.
Figure 31. Heterotis niloticus. À gauche, aquarelle (© C. Paugy) ; à droite, étal d’un marché du Bénin (rivière Ouémé) (© IRD/D. Paugy).
L’espèce africaine, initialement originaire de la plupart des grands bassins nilo-soudaniens, est désormais élevée en aquaculture extensive un peu partout en Afrique (figure 32) : on introduit les Heterotis dans les lacs collinaires, car ces poissons pélagiques sont de grands consommateurs du phytoplancton qui abonde dans ces petites retenues. Au moment de la reproduction, cette espèce construit un nid circulaire, surveillé par les mâles, que les jeunes quittent quelques jours après leur naissance. Ils demeurent ensuite quelques temps groupés en un essaim qui se déplace à la surface des étangs. On trouve cette espèce au menu des « maquis » (petits restaurants où l’on peut boire et manger à des prix très abordables) des villes d’Afrique de l’Ouest. Grillé, c’est un régal paraît-il !
Figure 32. Distribution générale d’Heterotis niloticus (en rouge : distribution naturelle ; en bleu : introductions).
Characiformes
Ce groupe, exclusivement tropical, est très répandu et très diversifié tant en Afrique qu’en Amérique du Sud où vit le fameux piranha, dévoreur, paraît-il, de « tout ce qui bouge » dans les sombres eaux amazoniennes. L’Afrique ne possède pas de si terribles représentants, même si certaines espèces, comme le poisson-chien, possèdent une très forte dentition.
En Afrique, les Characiformes sont divisés en 4 familles. Deux sont carnassières, Hepsetidae et Alestidae, deux autres, Distichodontidae et Citharinidae, sont essentiellement omnivores voire totalement herbivores.
Compte tenu de leur alimentation, ces familles possèdent bien évidemment une dentition assez différente. Les Hepsetidae et les Alestidae possèdent de fortes dents pointues et tranchantes, alors que les Distichodontidae et les Citharinidae possèdent une dentition moins forte de type « incisive ».
Deux genres, parmi les Alestidae et Hepsetidae, sont franchement piscivores, et l’on verra dans une partie suivante (voir 7.3. Certaines espèces ont de drôles de mœurs !) que Hepsetus odoe ressemble étrangement à notre brochet européen. Son nom commun est d’ailleurs brochet africain. L’autre figure emblématique est le genre Hydrocynus (littéralement chien d’eau) que les francophones surnomment « poisson-chien » (poisson-tigre pour les anglophones, ce qui confirme qu’il s’agit bien d’un poisson redouté par sa dentition).
Les différentes familles sont assez différentes, tant par leur aspect que par leur diversité :
- Hepsetidae (figure 33 et 34) : 1 seule espèce (le brochet africain) qui, à sa taille adulte, mesure environ 50 cm et pèse rarement plus de 2 kg ;
- Alestidae (figure 33 et 34) : 18 genres et 119 espèces qui, à taille adulte, varient de 2 cm et quelques grammes (Lepidarchus adonis) à environ 1 m et près de 50 kg (Hydrocynus goliath) ;
- Distichodontidae (figure 33 et 34) : 16 genres et 102 espèces qui, à taille, adulte varient de 3 cm et quelques grammes (genre Neolebias) à environ 80 cm et 10 kg (quelques espèces de Distichodus). Si de nombreuses espèces sont herbivores ou microphages, quelques-unes se nourrissent de petits poissons et de crevettes (Ichthyborus) ;
- Citharinidae (figure 33 et 34) : 3 genres et 8 espèces. Ces poissons, au corps très haut et très aplati latéralement, peuvent atteindre 80 cm de longueur et peser jusqu’à 7 ou 8 kg. Ils ressemblent beaucoup à nos brèmes européennes.
Figure 33. Quelques spécimens de Characiformes..
Figure 34. Répartition générales des quatre familles de Characiformes.
Les Characiformes possèdent de nombreuses arêtes. Néanmoins, les populations locales apprécient les gros spécimens qu’ils fument ou qu’ils sèchent avant de les consommer le plus souvent dans des plats en sauce.
Les Hydrocynus sont très recherchés par les amateurs de pêche sportive. Quelques petites espèces sont très appréciées en aquariophilie (Nannaethiops, Neolebias, tétra du Congo, tétra du Niger…).
Cichlidae
Cette famille d’origine gondwanienne est actuellement présente en Inde, au Sri Lanka, au Proche-Orient, en Amérique du Sud et centrale, mais c’est surtout en Afrique, y compris à Madagascar, qu’elle est la plus diversifiée et la plus emblématique (figure 35).
Figure 35. Répartition générale des cichlidés africains.
Compte tenu de la diversité des espèces, notamment dans les grands lacs de la vallée du Rift est-africain, il est difficile de préciser les nombres exacts de genres et d’espèces car beaucoup de formes n’ont pas encore été décrites. En Afrique, on considère que le nombre d’espèces doit dépasser 2 000 puisque les estimations actuelles donnent pour chacun des grands lacs un nombre d’espèces différentes avoisinant 300 (lac Tanganyika), 500 (lac Victoria) et 800 (lac Malawi) (figure 36). La plupart des espèces des grands lacs africains possèdent de vives colorations et présentent des comportements si particuliers (fabrication de nids, soins aux jeunes, défense du territoire, alimentation…) qu’ils font la joie de très nombreux aquariophiles (voir encadré Les cichlidés en aquariophilie).
Figure 36. Quelques cichlidés des lacs Tanganyika et Malawi (© F. Libert).
Les cichlidés en aquariophilie
Avec plus de 1 600 espèces décrites, les cichlidés constituent une des familles les plus importantes parmi les poissons téléostéens. Cette famille est répartie principalement en Amérique du Sud et centrale et en Afrique, Madagascar inclus. Ces espèces ont soulevé très tôt un grand intérêt chez les aquariophiles par leur forme et leur coloration souvent chatoyante, mais aussi par leur comportement reproducteur qui fait intervenir des parades nuptiales et des soins parentaux élaborés. Chez certaines espèces, les deux parents protègent un nuage d’alevins alors que, pour d’autres, les femelles protègent leurs petits dans la bouche (figure 37). Cependant, en raison de leur comportement territorial, ces poissons ont aussi la très mauvaise réputation d’être agressifs. Figure 37. Un Tyrannochromis nigriventer du lac Malawi assure une protection buccale de sa progéniture (© A. Könings).
Les aquariophiles séparent généralement les cichlidés en différents groupes :
La première espèce importée fut le fameux scalaire (Pterophyllum scalare), rapporté d’Amérique du Sud au début du XXe siècle. Concernant le continent africain, les premières espèces acclimatées furent capturées dans les rivières, comme le « poisson-joyau » (jewell fish des anglophones) du groupe des Hemichromis « rouges », appartenant au groupe H. bimaculatus. Parmi les autres candidats, plusieurs espèces de tilapias ont essentiellement été domestiquées pour étudier leur comportement à des fins aquacoles. Déjà, les anciens Égyptiens maintenaient certains tilapias en captivité dans des étangs. Il s’agissait vraisemblablement de Oreochromis niloticus, d’après ce que l’on peut observer sur les peintures ou les bas-reliefs. Cependant, en raison de leur taille souvent importante, leur comportement souvent agressif et leur propension à « déménager » le décor des aquariums, ils ont vite acquis une très mauvaise réputation auprès de certains collectionneurs. On ne peut pas oublier non plus, le « Pelmatochromis kribensis » (de son vrai nom Pelvicachromis pulcher), petite espèce d’Afrique occidentale très colorée, qui est apparue dans les années 1950 et qui reste encore actuellement parmi les plus appréciées. Puis, peu à peu, grâce à l’amélioration des techniques de transport, dans des cruches au départ et/ou par bateau, puis par avion, on a vu arriver à des fins aquariophiles de nombreuses autres espèces africaines. C’est à la fin des années 1960 que les premiers cichlidés du lac Malawi ont commencé à être exportés par Peter Davies, puis Stuart Grant et Éric Fleet, et ceux du lac Tanganyika par Pierre Brichard en 1971. Ces pionniers, en explorant les lacs de manière systématique, ont permis la découverte de nombreuses espèces jusqu’alors inconnues. Certaines portent leur nom (Neolamprologus brichardi, par exemple). De nature robuste et véritables joyaux du fait de leur coloration, ces poissons ont très vite enchanté les amateurs. Les mbuna du lac Malawi et les Tropheus du lac Tanganyika, espèces lithophiles, ont vite acquis une grande popularité par leur coloration bleue et/ou jaune. Certaines petites espèces, comme les Neolamprologus, Julidochromis du lac Tanganyika ou d’autres genres proches, ont connu un grand succès car ils sont assez faciles à conserver et qu’ils se reproduisent très bien. C’est à cette époque que des associations « cichlidophiles » ont vu le jour, comme l’American Cichlid Association (ACA) en 1967, la British Cichlid Association (BCA) en 1971 et l’Association France Cichlid en 1979. L’apport des scientifiques et de certains amateurs comme Herbert Axelrod, Wolfgang Staeck et Horst Linke, Pierre Brichard et Ad Könings ont permis de mieux faire connaître ces poissons et leurs habitats, grâce à la production de photos et de films subaquatiques de qualité. Depuis, l’engouement des passionnés favorise la surenchère, et les collectionneurs exigent de plus en plus d’espèces rares. De ce fait, la découverte de nouvelles « variétés » alimente continuellement la demande aquariophile. Malgré leurs riches colorations, différentes de celles des poissons des autres lacs, les espèces du lac Victoria ont beaucoup moins de succès car elles sont très difficiles à différencier et elles perdent, en partie, leur coloration, lors du stress de la capture. De ce fait, les quelques essais d’exportation effectués sont restés sans lendemain. Actuellement, la majorité des espèces conservées en aquarium a été rapportée par des collectionneurs ayant effectué des séjours au bord du lac. En Afrique, les cichlidés des grands lacs africains sont actuellement les plus prisés parmi les aquariophiles, et il existe plusieurs exportateurs qui se fournissent directement dans les lacs Malawi et Tanganyika. Mais récemment, grâce notamment à Anton Lamboj, quelques espèces de rivières commencent à faire leur apparition. Si l’importation de spécimens sauvages se poursuit, plusieurs fermes d’élevage se sont développées en Floride, en Tchéquie ou bien en Asie. Malheureusement, cette production s’accompagne souvent d’hybridations, de maladies ou de malformations diverses inhérentes à la production de masse. Néanmoins, cela reste un commerce florissant, et plusieurs boutiques spécialisées dans la vente des cichlidés ont vu le jour dans ces vingt dernières années. À titre d’exemple, actuellement, un magasin français achète annuellement près de 10 000 individus. Dans les grands lacs, on minimise généralement l’impact des prélèvements de cichlidés, mais quelques exemples montrent que les retombées peuvent être parfois importantes :
Mais il y a également un côté positif des choses puisque les aquariophiles contribuent à la conservation d’espèces. Par exemple, en France, l’Association Haplochromis maintient des espèces du lac Victoria et de sa région, dont certaines sont considérées comme éteintes en milieu naturel. |
Cyprinidae
La famille des Cyprinidae devait probablement exister avant la séparation des continents puisqu’on la retrouve actuellement en Eurasie (78 % des genres) et en Amérique du Nord (14 % des genres). Sa présence en Afrique (8 % des genres) serait selon plusieurs auteurs la conséquence d’une colonisation plus récente, lorsque le continent africain est venu en contact avec le continent asiatique. Cette migration d’Asie vers l’Afrique aurait touché de façon indépendante les différents ancêtres des groupes actuels de Cyprinidae. Quelques formes de grands Barbus (Labeobarbus pour l’essentiel) ont également colonisé le nord de l’Afrique depuis l’Europe lors de la régression de la mer Méditerranée, mais il semble que ces formes se soient cantonnées au nord du Sahara.
Lorsque l’on parle de Cyprinidae, on imagine généralement la carpe ou le poisson rouge (carassin doré). Quelques espèces africaines, tels les Enteromius (les ex petits Barbus africains), leur ressemblent effectivement beaucoup, mais il existe d’assez nombreuses autres formes, certaines étant même devenues carnivores comme le Labeobarbus truttiformis du lac Tana en Éthiopie. Cette espèce fait partie d’un petit essaim d’espèces de Labeobarbus peuplant le lac Tana (voir plus haut figure 17). En Afrique, on dénombre environ 540 espèces autochtones réparties en 27 genres (figure 38), mais diverses espèces de Cyprinidae européens ou asiatiques ont été introduites avec plus ou moins de succès (14 genres et 18 espèces). C’est le cas de la carpe commune, introduite pour améliorer la production piscicole, et de la carpe argentée utilisée pour « faucarder » certains réservoirs collinaires envahis par la végétation ou les algues.
Figure 38. Principaux genres de cyprinidés africains (Labeo : © IRD/P. Opic ; Enteromius :. © S. Lavoué ; Raiamas : © M.L.J. Stiassny ; Caecobarbus : © MRAC, Tervuren).
Cette famille est présente sur l’ensemble du continent y compris le Maghreb, certaines gueltas sahariennes (figure 39) et la marge la plus australe de l’Afrique du Sud (figure 40). En revanche, hormis quelques espèces introduites, cette famille n’existe pas à Madagascar. Quelques espèces sont capables de vivre dans des conditions extrêmes, et l’on connaît ainsi 3 espèces de cyprinidés aveugles vivant (figure 38), selon les formes, dans des grottes ou sous les pierres des zones de rapides.
Figure 39. Point d’eau permanent (guelta) dans l’Aïr, Niger (© IRD/E. Bernus).
Figure 40. Répartition générales des Cyprinidae et des Barbus s. lat.
Cyprinodontiformes
L’appellation et la classification des espèces de ce groupe sont en perpétuel bouleversement, surtout depuis que la biologie moléculaire permet d’identifier des espèces passées inaperçues par le simple examen morphologique. L’ensemble des poissons ovipares de ce groupe est surnommé « killies » [« Killi » (« killies » au pluriel) est un nom issu du vieil hollandais « kil » qui signifiait petit ruisseau]. Il existe actuellement deux importantes familles en Afrique subsaharienne (Nothobranchiidae endémique en Afrique, et Poeceliidae), auxquelles on peut ajouter quelques espèces du Maghreb et de la bordure de la mer Rouge appartenant à la famille des Cyprinodontidae (figure 41) et un petit nombre d’espèces (6) d’Aplocheilidae, appartenant toute au genre Pachypanchax, que l’on ne trouve naturellement en Afrique qu’à Madagascar.
Figure 41. Répartition générale des Cyrpinodontiformes.
Les « killies » fréquentent les petits ruisseaux peu profonds, bien oxygénés et généralement sous couvert végétal assez dense. Ces petits poissons se tiennent juste sous la surface, en attente des petits insectes qui tombent sur l’eau et qu’ils engloutissent immédiatement grâce à leur bouche orientée vers le haut. Toutes les espèces sont de petite, voire de très petite, taille, en particulier les femelles. Ces dernières sont assez ternes et très difficiles à reconnaître et à identifier. Tout l’intérêt des scientifiques et des amateurs se porte en général sur les mâles, très colorés (figure 42), qui permettent de mieux différencier les espèces et sont très appréciés de nombreux aquariophiles, les « killiphiles » (voir encadré Les killies en aquariophilie).
Figure 42. Quelques « killies » africains ; seuls les mâles sont figurés en raison de leurs chatoyantes colorations (© O. Buisson).
Les killies en aquariophilie
Les killies sont des Cyprinodontiformes largement représentés sur tous les continents, à l’exception de l’Australie. Ils sont en général de petite taille (en moyenne 50 à 60 mm). Sauf à de rares exceptions, les killies vivent dans des milieux aquatiques marginaux : marigots, ruisseaux, trous d’eau, fossés bordant les routes, zones inondables et marais permanents ou non. Ce sont d’assez mauvais nageurs mais de bons sauteurs lorsqu’ils sont en aquarium. Ils se nourrissent de petites proies, comme les larves de moustiques ou de petits crustacés aquatiques ou encore d’insectes tombés dans l’eau. Il existe un fort dimorphisme sexuel au niveau de la coloration et souvent de la taille. Les mâles sont plus grands et beaucoup plus colorés que les femelles généralement très ternes. Il n’y a pas de période de reproduction proprement dite. Les individus se reproduisent tout au long de leur vie, dès qu’ils sont adultes. Les œufs sont souvent pondus dans les racines des plantes ou à même le fond de la masse d’eau. Le mâle étreint la femelle en l’enveloppant de ses nageoires dorsale et anales et la presse contre un support de ponte. À chaque fois, un ou deux œufs légèrement adhésifs sont émis et restent accrochés au substrat. La durée d’incubation des œufs varie entre deux semaines et quelques mois en fonction du régime de reproduction de l’espèce. En effet, on distingue les espèces dites annuelles des espèces non annuelles (mais un certain nombre d’espèces ont un comportement intermédiaire : on dit alors qu’elles sont semi annuelles). Les espèces annuelles vivent dans des pièces d’eau temporaires, en général des mares qui se remplissent à la saison des pluies et s’assèchent complètement durant la saison sèche. Les œufs pondus par la génération précédente restent en attente dans le sol asséché. Leur développement est stoppé (les œufs entrent en diapause et ne reprendra qu’après l’apparition des premières pluies. Tous les alevins naissent en même temps, souvent quelques heures seulement après la première pluie. Ils colonisent la mare en formation et grossissent très vite. En quelques semaines ils deviennent adultes et commencent à se reproduire. Après quelques mois, la mare s’assèche de nouveau et les adultes meurent, ne laissant derrière eux que leurs œufs, prêts à éclore à la prochaine saison des pluies. Le développement des œufs des espèces non annuelles se fait sans diapause. Ces œufs sont cependant capables de supporter un assèchement de quelques jours et continuent de se développer même s’ils sont hors de l’eau. Dans ce cas, le développement des œufs est simplement différé. Les espèces non annuelles vivent en général dans de petits cours d’eau forestiers de moins d’1 m de profondeur. On les trouve souvent cachées près des bords car ces poissons sont de mauvais nageurs qui n’auraient aucune chance face à un prédateur quelconque. Les killies connaissent un succès grandissant parmi les aquariophiles. Il y a une trentaine d’années, leur élevage était réservé à une poignée de passionnés. Aujourd’hui, il n’est pas rare d’en trouver en vente dans les animaleries à côté des guppys et des scalaires. Bien sûr les killies sont de véritables bijoux vivants, mais leur comportement souvent timide fait qu’ils ne sont pas adaptés pour un aquarium d’ensemble. Seuls les aquariophiles qui désirent avant tout élever des poissons trouvent dans les killies un groupe à leur mesure. Si les killies deviennent de plus en plus populaires, ils le doivent à deux choses totalement indépendantes, leur mode de reproduction et internet. En effet, les œufs des killies peuvent supporter d’être sortis de l’eau pendant plusieurs jours, voire plusieurs mois. Depuis longtemps, les killiphiles du monde entier avaient l’habitude de s’échanger des œufs en les envoyant simplement par la poste. Aujourd’hui, grâce à internet et aux sites d’enchères en ligne, des centaines d’éleveurs proposent en permanence une multitude d’espèces à la vente. Un simple « clic » suffit pour acquérir une espèce autrefois rarissime. Il y a quelques années encore, on rejoignait un club killiphile (comme le Killi Club de France) pour se procurer des poissons. Les killies sont en général maintenus entre 20 et 24 °C en bacs monospécifiques pour éviter les hybridations ou, tout simplement, parce que les femelles de nombre d’espèces sont impossibles à différencier. Ils préfèrent de loin la nourriture vivante comme les vers des vases ou les artémies, mais ils les acceptent aussi congelés. Certains même arrivent à manger les nourritures en paillettes. Le bac typique fait une dizaine de litres pour un couple. Il est conseillé de planter abondamment avec de la mousse de java, des Anubias ou de la fougère de java, trois plantes qui ne réclament pas beaucoup de lumière ni aucun substrat. Le fond du bac sera laissé nu ou alors recouvert soit de feuilles de chênes, soit de tourbe, les deux permettant à l’eau de s’acidifier légèrement et de s’assombrir grâce aux tanins. Les killies sont souvent des poissons timides qui se sentent en sécurité à l’abri des plantes. C’est aussi une façon d’avoir une reproduction dite naturelle. Les œufs sont pondus dans les plantes, et les alevins s’y cachent puis y prospèrent dès leur éclosion. Mais on peut également décider de prendre leur reproduction en main. Pour les espèces non annuelles, on fabrique un « mop ». C’est un écheveau de laine synthétique de couleur foncée, fixé à un flotteur (liège ou polystyrène). Les killies viennent y pondre, et il est très facile d’y retrouver les œufs. Une fois récoltés, les œufs peuvent être maintenus dans un petit récipient contenant l’eau de l’aquarium des parents, jusqu’à éclosion qui a lieu en général au bout de deux à trois semaines. On peut aussi mettre les œufs au sec, sur un lit de tourbe humide, et les remettre en eau pour déclancher l’éclosion le moment venu. Les alevins sont nourris de nauplii d’ artémies puis d’aliments vivants ou congelés comme les adultes. Pour les espèces annuelles, la ponte a lieu sur le sol de l’aquarium qu’on aura au préalable recouvert de tourbe. On récolte la tourbe après la ponte, on l’assèche légèrement et on la conserve dans des sacs en plastique pendant un à quatre mois selon l’espèce. Le moment venu, on verse la tourbe dans l’eau et les alevins éclosent en quelques heures, voire quelques minutes. Ils acceptent dès leur naissance les nauplii d’ artémies. Ils ont en général une croissance extrêmement rapide, et certaines espèces atteignent leur maturité sexuelle au bout de seulement trois semaines. |
Les espèces de cette famille constituent un excellent modèle d’étude pour les généticiens. Par leur petite taille et leur cycle de reproduction rapide, elles forment de nombreuses populations très fragmentées, phénomène qui semble favoriser la spéciation. Qui plus est, l’évolution du nombre et de la forme des chromosomes est particulièrement spectaculaire chez ces espèces. Nombre d’entre elles, très proches morphologiquement, possèdent des caryotypes très différents, ce qui rend leur hybridation impossible et confirme leur isolement reproducteur.
Chez les espèces qui peuplent des milieux soumis régulièrement à la sècheresse, l’éclosion des œufs peut être différée de quelques jours à plusieurs mois, selon les espèces et la durée de l’étiage. Si la sècheresse est sévère et durable, les œufs entrent dans une véritable diapause, c’est-à-dire que le développement s’arrête à des stades bien définis. Cette particularité permet d’ailleurs aux aquariophiles de s’échanger les œufs de certaines espèces par… courrier.
Gymnarchidae
Cette famille, que l’on ne trouve qu’en Afrique nord-tropicale (figure 43), n’est connue que par une seule espèce Gymnarchus niloticus (figure 44). Elle possède une très longue nageoire dorsale, mais est dépourvue de nageoires pelviennes, anale et caudale. De grande taille, cette espèce peut mesurer jusqu’à 1,70 m et peser près de 20 kg.
Figure 43. Répartition générale de Gymnarchus niloticus.
Figure 44. Le gymnarque Gymnarchus niloticus. Est une espèce assez rare qui fréquente les grands bassins de la zone nilo-soudanienne, du Sénégal au Nil.
Comme ses cousins les mormyres, cette espèce émet, de faibles signaux électriques qui lui permettent de se localiser dans les biotopes encombrés qu’elle a l’habitude de fréquenter. Au moment de la ponte, les adultes construisent un nid d’herbes (généralement du bourgou ou herbe à hippopotames) à l’intérieur duquel les œufs sont pondus. Ce nid flotte à la surface et fait l’objet d’une surveillance assidue des parents (voir § 7.3. Certaines espèces ont de drôles de mœurs !). Les pêcheurs locaux, méfiants à juste titre, ne s’approchent pas de ces nids car les parents, très agressifs, peuvent infliger de graves blessures avec leurs fortes incisives. Les gymnarques ne sont pas très abondants, mais très recherchés pour la qualité de leur chair.
Latidae
Cette famille, d’origine marine, est actuellement strictement dulçaquicole en Afrique mais possède encore des espèces marines en Asie ou en Australie. Sur le continent africain, il n’existe qu’un seul genre, Lates, qui regroupe 5 espèces dont 4 ne se trouvent que dans le lac Tanganyika. La cinquième espèce, certainement la plus connue, est Lates niloticus (figure 45), que l’on appelle capitaine en Afrique occidentale ou perche du Nil en Afrique anglophone.
Figure 45. Le capitaine ou perche du Nil, Lates niloticus, dont certains individus peuvent peser près de 100 kg, est le plus gros poisson d’eau douce africain. Adulte, ichtyophage strict, il se nourrit de proies qu’il avale entière grâce à son énorme gueule (© Aquarium tropical de la Porte Dorée, Paris/D. Manchon).
Ce poisson qui a défrayé la chronique, notamment lors de la sortie du film, très controversé, Le Cauchemar de Darwin, est largement répandu dans toute l’Afrique nilo-soudanienne (figure 46).
Figure 46. Répartition générale de Lates niloticus.
Cette espèce, très appréciée pour la qualité de sa chair, est très recherchée : les plus gros individus pouvant peser jusqu’à près de 100 kg, une seule capture permet de nourrir de nombreuses familles au village. Sa taille en fait aussi un poisson très apprécié des pêcheurs sportifs. On a parfois affirmé que l’introduction de cette espèce dans le lac Victoria avait été décidée pour permettre à quelques colons anglais de pratiquer la pêche sportive et d’assouvir leur passion en capturant de grosses prises jusque-là absentes dans le lac. C’est peut-être en partie vrai, mais le souci essentiel des autorités était plutôt de soutenir, par cette introduction, les stocks de poissons locaux mis à mal par la surpêche (voir encadré Introduction de la perche du Nil et déclin des haplochromines).
L’introduction de la perche du Nil et le déclin des haplochromines
Après quelques années de controverses entre les scientifiques et les gestionnaires des pêches, il est décidé d’introduire le prédateur Lates niloticus. Les gestionnaires ont alors pour objectif d’utiliser les grandes biomasses d’Haplochromis pour produire du poisson de meilleure qualité. On a dit également, sans jamais le démontrer véritablement, qu’il s’agissait d’introduire un poisson apprécié par les pêcheurs sportifs ! Les lâchers de Lates niloticus sont effectués en plusieurs fois et dans plusieurs localités. En Ouganda, en 1954, quelques spécimens, provenant du lac Albert, sont introduits aux environs des Murchison Falls dans le Nil Victoria. D’autres introductions sont ensuite pratiquées en d’autres lieux. Des poissons introduits au Kenya proviennent du lac Turkana. Six années plus tard, les premiers spécimens sont signalés dans le sud du lac. Une seconde campagne a lieu en 1962-63, avec quatre nouveaux lâchers en Ouganda et au Kenya. Jusqu’à la fin des années 1970, il n’y a pas de changements significatifs dans les captures et leur composition. Pendant près de vingt ans, les perches du Nil se sont installées mais restent relativement discrètes. Puis au début des années 1980, les Lates constituent très rapidement 80 % des captures totales alors que celles des Haplochromis tombent à 1 %. Simultanément, une espèce de petit poisson pélagique, Rastrineobola argentea (dagaa en langue locale), se met également à proliférer et donne lieu à une pêche active. Jusqu’au début des années 1990, les captures augmentent progressivement pour atteindre environ 500 000 tonnes par an sur l’ensemble du lac, contre seulement quelques dizaines de milliers de tonnes dans les années 1970. À partir de 1993, les captures se stabilisent. Au début des années 2000, elles atteignent au moins 600 000 tonnes pour l’ensemble du lac, et certaines estimations plus récentes vont jusqu’à parler de 800 000 tonnes à 1 000 000 de tonnes en 2008 ! Elles sont maintenant constituées pour un quart de Lates, un quart de tilapias et l’autre moitié de petites espèces, comme Rastrineobola et des petits cichlidés dont certaines espèces semblent de nouveau assez abondantes. De nouveau se pose la question de la surexploitation du lac qui se manifeste notamment par une baisse très sensible de la taille de capture des perches du Nil. Simultanément d’ailleurs, on assiste au retour d’un certain nombre d’espèces de petits cichlidés qui sont maintenant soumis à une pression de prédation moins forte. |
Mastacembelidae
Ce sont les fameux « poissons-serpents » ou « anguilles épineuses » des populations locales. Cette famille ne fréquente que les eaux douces d’Afrique inter tropicale (figure 47), du Moyen-Orient et d’Asie.
Figure 47. Répartition générale des Mastacembelidae.
En Afrique, il n’existe qu’un seul genre, Mastacembelus, qui compte un peu plus de 40 espèces (figure 48). Elles ne dépassent guère 30 cm pour quelques dizaines de grammes. Mais la plus longue, M. moori dans le lac Tanganyika, peut atteindre 70 cm de long et peser près d’1 kg. Ce sont des espèces essentiellement nocturnes qui aiment se cacher dans les anfractuosités des zones rocheuses. Mais toutes ne sont pas inféodées aux zones de cailloux, et quelques-unes préfèrent les habitats sablonneux. Ces poissons sont tous des micro-prédateurs qui se nourrissent essentiellement de larves d’insectes aquatiques. Ils sont appréciés des aquariophiles qui évitent en général de surcharger le décor de l’aquarium et d’offrir trop de caches à ces poissons timides.
Figure 48. Les anguilles épineuses, Mastacembelus, fréquentent les habitats rocheux dans lesquels ils peuvent se cacher. Certaines espèces s’enfouissent dans le substrat pendant la journée voire durant quelques semaines lorsque les conditions sont défavorables. On en a même retrouvé enterrés dans le sol lors de longues périodes d’assèchement. Ils se nourrissent essentiellement de petites larves d’insectes aquatiques qu’ils débusquent dans les zones rocheuses.
Mormyridae
Cette famille, exclusivement africaine de nos jours, compte au moins 205 espèces réparties dans 20 genres (figure 49). Ils sont présents dans toute l’Afrique intertropicale, du Sénégal au Nil au nord, jusqu’au Zambèze dans le sud (figure 50). Toutes ces espèces ont le corps recouvert de très nombreuses petites écailles.
Figure 49. Diversité des formes chez les Mormyres (adapté d’après les dessins de P. Merten, in Poll, 1967).
Figure 50. Répartition générale des Mormyridae.
Ces poissons sont remarquables par la diversité :
- de leur taille, de quelques centimètres jusqu’à 1,5 m de long pour certaines espèces de Mormyrops ;
- de leurs formes, notamment de leur museau (le poisson-éléphant par exemple) ;
- de leurs signaux électriques (voir § 7.3. Certaines espèces ont de drôles de mœurs !). Ces derniers, qui ne dépassent pas quelques millivolts, leur servent essentiellement à communiquer pour se reconnaître, à chercher leur nourriture et à se repérer dans l’espace puisqu’ils fréquentent des lieux sombres et encombrés.
Quelles que soient les espèces et les sexes, seule la gonade gauche est développée et fonctionnelle chez les deux sexes. Les spécialistes distinguent aisément les mâles adultes des femelles grâce à la forme de la nageoire anale.
Presque toutes les espèces se nourrissent de larves d’insectes aquatiques. Toutefois, les plus gros spécimens du genre Mormyrops apprécient les petits poissons.
Quelques espèces sont recherchées par les pêcheurs locaux pour la qualité de leur chair. Leach (1818) a même décrit une nouvelle espèce sous le nom de Mormyrops deliciosus en référence à sa qualité culinaire.
Enfin, quelques espèces de mormyres sont communément représentées dans l’art égyptien (figure 51).
Figure 51. Amulette d’oxyrhynque, 332 av. J.-C.-337 apr. J.-C., Egypte. Brinze : H. 5 cm, J. 7 cm, Pr. 1,5 cm (© Musée des Confluences, Lyon/P. Ageneau).
Notopteridae
Les Notopteridae ou « poissons-couteaux » sont des espèces que l’on trouve généralement en eau douce, rarement en eau saumâtre (figure 52), en Afrique et en Asie. Le nom « couteau » vient de leur forme et non d’une quelconque dangerosité (figure 53). En Afrique, ce sont des espèces assez peu fréquentes qui préfèrent les biotopes calmes plantés de végétation des petits cours d’eau d’Afrique occidentale et du bassin congolais. L’une d’entre elles, Xenomystus nigri, n’a pas de nageoire dorsale, ce qui est assez rare chez les poissons. Les jeunes ou les petites espèces sont prisés des aquariophiles.
Figure 52. Répartition générale des Notopteridae.
Figure 53. Les « poissons couteaux » sont des espèces assez peu fréquentes qui préfèrent les biotopes calmes plantés de végétation des petits cours d’eau d’Afrique occidentale et du bassin congolais. A noter l’absence de nageoire dorsale chez Xenomystus nigri.
Pantodontidae
L’existence de cette famille est actuellement très controversée, et nombre de spécialistes considèrent que la seule espèce qui la constitue doit être désormais rattachée à la famille des Osteoglossidae (voir plus haut). Pantodon buchholzi, l’unique espèce donc, est couramment appelée « poisson-papillon », non parce qu’il est capable de voler mais parce que ses nageoires paires rappellent les ailes (nageoires pectorales) et les pattes (nageoires pelviennes) d’un lépidoptère (figure 54). Cette espèce de petite taille, qui ne dépasse pas 10 cm de long, aime se tenir juste en surface des petits cours d’eau forestiers pour se nourrir des insectes de la canopée. Très curieuse, et à distribution limitée (figure 55), Pantodon buchholzi fait la joie de nombreux aquariophiles.
Figure 54. Le poisson-papillon d'eau douce, Pantodon buchholzi, possède de très grandes nageoires pectorales. Sa vessie natatoire est volumineuse et très vascularisée, lui permettant de respirer de l'air à la surface de l'eau. Il est carnivore et se nourrit essentiellement d'insectes aquatiques et des poissons plus petits. C’est un prédateur de surface et ses yeux sont constamment dirigés vers la surface et sa bouche renversée est spécifiquement adaptée pour capturer de petites proies à la surface de l'eau. S'il a suffisamment d'élan, il peut sauter puis glisser au-dessus de la surface sur une petite distance pour éviter ses prédateurs. Il remue alors ses nageoires pectorales et « plane » durant 4 à 5 mètres (exceptionnellement 15 mètres) grâce à ses muscles pectoraux particulièrement développés. C'est cette capacité qui lui vaut son nom commun (© F. Libert).
Figure 55. Répartition générale de Pantodon buchholzi. La répartition, très particulières, de cette espèce forestière est morcelée selon deux ilots distincts. Le premier en Afrique de l’ouest (du Bénin au Nigeria), le second en Afrique centrale (régions du bas Congo et de basse Guinée).
Polycentridae
Cette famille d’eau douce est très curieuse car elle ne compte que quatre genres et quatre espèces. Deux genres et donc deux espèces existent en Afrique, plus précisément en Afrique côtière occidentale et centrale. On les appelle les « poissons-feuilles ». De petite taille, guère plus de 8 cm de longueur totale, ils ne se rencontrent que dans les petits marigots forestiers de la frange côtière du golfe de Guinée (de la Côte d’Ivoire au Gabon) (figure 56). Ce sont des formes très prisées par les aquariophiles. Ils se nourrissent d’invertébrés, voire même de petits alevins.
Figure 56. Répartition générale des Polycentridae. Les deux espèces de cette famille vivent en sympatrie. Leurs répartitions respectives ne se chevauchent pas. Le bassin de la volta semble jouer un rôle de frontière.
Chez Polycentropsis abbreviata (figure 57), une des deux espèces africaines, le mâle construit un nid d’écume sous les feuilles où les œufs ont été pondus. Il garde et protège les œufs puis les larves jusqu’à ce que les alevins quittent le nid.
Figure 57. Le poisson-feuille, Polycentropsis abbeviata, se rencontre en zone côtière forestière de l’Ouémé (Bénin) à l’Ogooué (Gabon). La coloration de son corps permet à cette espèce de se camoufler dans l’environnement et de s’approcher de ses proies, essentiellement petits poissons et insectes, sans être aperçue.
Polypteridae
Ce sont des poissons allongés, à section circulaire, recouverts d’épaisses écailles osseuses rangées côte à côte (figure 58). Les nageoires pectorales, qui leur servent d’appui lorsqu’ils sont au repos, ont une base très charnue recouverte d’écailles. La nageoire dorsale est constituée d’une série de pinnules reliées par une fine membrane. Les jeunes possèdent Ce sont des poissons allongés, à section circulaire, recouverts d’épaisses écailles osseuses rangées côte à côte. Les nageoires pectorales, qui leur servent d’appui lorsqu’ils sont au repos, ont une base très charnue recouverte d’écailles. La nageoire dorsale est constituée d’une série de pinnules reliées par une fine membrane. Les jeunes possèdent encore des branchies externes qui se résorbent au cours de leur première année de vie.
Figure 58. Trois espèces du genre Polypterus.
De nos jours, les polyptères ne se rencontrent que sur le continent africain (figure 59). Pourtant, des restes fossiles (écailles, pinnules, vertèbres) de poissons appartenant de toute évidence à ce groupe ont été trouvés en Bolivie. Ces poissons archaïques ont désormais disparu d’Amérique du Sud, mais se sont bien diversifiés en Afrique continentale où existent 11 espèces de deux genres différents.
Figure 59. Répartition générale des Polypteridae.
Ces poissons, qui vivent au fond des rivières, sont des prédateurs dont la bouche large est pourvue de nombreuses petites dents. Certaines espèces peuvent atteindre 1 m de long (Polypterus endlicheri congicus), mais la plupart ne dépassent pas une cinquantaine de centimètres de long.
Protopteridae
Les protoptères (ou dipneustes) forment un groupe très particulier à de nombreux points de vue. Ces poissons d’origine très ancienne (ils étaient présents au Gondwana) semblent avoir traversé le temps sans se modifier sensiblement. Selon les recherches phylogénétiques, ce groupe serait beaucoup plus proche des autres vertébrés que des poissons proprement dits.
Le nom de dipneuste signifie « respiration double » car, outre la respiration branchiale habituelle, ces poissons doivent nécessairement avoir une respiration pulmonaire aérienne, leurs branchies, trop peu développées, ne leur suffisant pas à s’oxygéner5. Pour ne pas se noyer, ils doivent remonter régulièrement à la surface prendre une goulée d’air (figure 60).
Figure 60. Schéma de la respiration aérienne des protoptères : le protoptère sort sa gueule de l’eau et expire l’air contenu dans ses poumons (1) ; il agrandit sa cavité buccale et aspire de l’air (2) ; la gueule se referme, l’air est pressé vers les poumons et le protoptère regagne le fond de la rivière (3).
Ces poissons, au corps allongé, possèdent des nageoires paires filiformes6 qui leur servent d’appui lorsqu’ils viennent respirer à la surface. Cette respiration aérienne leur permet de fréquenter des milieux peu oxygénés comme les marécages. Au moment de la reproduction, les mâles construisent un nid qu’ils défendent ensuite farouchement contre tout intrus (voir 7.3. Certaines espèces ont de drôles de mœurs !). Enfin, les protoptères africains sont bien connus pour leur résistance à la sècheresse, s’enkystant dans un cocon de mucus qui leur permet de survivre enfoncés dans la vase (voir 7.3. Certaines espèces ont de drôles de mœurs !). Il existe 3 genres répartis en Australie (Neoceratodus), en Amazonie (Lepidosiren) et en Afrique subsaharienne (Protopterus) (figure 61).
Figure 61. Protopterus annectens est l’espèce qui possède la plus vaste répartition en Afrique.
Si les genres australien et sud-américain sont monospécifiques, on trouve 4 espèces de Protopterus dans les fleuves et lacs de la zone intertropicale africaine (figure 62).
Figure 62. Répartition générale des quatre espèces de Protopterus.
Siluriformes
Les Siluriformes, ou « poissons-chats », constituent un groupe très diversifié d’environ 2 900 espèces que l’on rencontre sur tous les continents. Toutes les espèces ont le corps nu, sans écailles, et possèdent généralement au bout du museau quatre paires de barbillons parfois très développés, ce qui leur confère leur nom car ils rappellent les longues moustaches des félins. La plupart des espèces possèdent de fortes épines aux nageoires pectorales et dorsale dont il faut se méfier lorsqu’on les manipule. Bien que ce ne soit pas une règle absolue, les silures vivent généralement sur le fond, et leurs barbillons leur servent d’organes tactiles pour s’orienter et repérer leur nourriture. On peut aisément observer, à travers la glace d’un aquarium, la façon dont certaines espèces (Synodontis, silures de verre…) se servent de leurs barbillons. La plupart des espèces fréquentent les eaux douces ou saumâtres, mais quelques familles, comme les Ariidae, sont presque exclusivement marines. Plusieurs espèces de silures africains sont vénérées par les populations locales. Cette sacralisation est peut-être liée à l’absence d’écailles qui les différencie de toutes les autres espèces. En Afrique, on dénombre environ 450 espèces réparties dans une soixantaine de genres et 11 familles. Nous donnons ci-dessous les principales caractéristiques de quelques familles qui sont pour la plupart dulçaquicoles.
Claroteidae
Cette famille regroupe une cinquantaine d’espèces, dont le fameux « mâchoiron » (figure 63) à la chair est très appréciée, notamment en Côte d’Ivoire, et qui a fait l’objet de tentatives d’élevage (voir plus bas § 9.2. « La pisciculture »). Cette famille, strictement africaine, inclut 15 genres et 82 espèces réparties dans toute la partie inter tropicale. (figure 64).
Figure 63. Deux espèces de Claroteidae : Chrysichthys auratus à gauche(© IRD/C. Paugy) ; Auchenoglanis occidentalis à droite (© George Berninger Jr.).
Figure 64. Répartition générale des Claroteidae.
Schilbeidae
Cette famille, également asiatique, regroupe environ 35 espèces africaines dont la plupart appartiennent au genre Schilbe parfois appelé « poisson-docteur » ou « poisson qui pique » en raison, peut-être, de la douleur qu’inflige la piqûre des épines qui arment leurs nageoires. En Afrique, les Schilbeidae colonisent presque toute la zone subtropicale, hormis les bassins côtiers de l’Afrique du Sud (figure 65). Les poissons de cette famille sont presque tous pélagiques, et certains sont appréciés en aquariophilie comme les silures de verre ou schilbés de verre (genre Parailia ou Pareutropius) (figure 66). Le nom Schilbe provient du nom arabe « Schilbi » que les Égyptiens donnaient à Schilbe mystus.
Figure 65. Répartition générale des Schilbeidae.
Figure 66. Le silure de verre africain, Pareutropius debauwi, s’élève très bien en aquarium et donne vie aux bacs qu’ils peuplent grâce à leurs déplacements incessants en banc serré (© F. Libert).
Clariidae
Cette famille, également asiatique, rassemble environ 65 espèces africaines regroupées en 11 genres. Elle est présente dans toute l’Afrique, y compris les bassins côtiers d’Afrique du Sud et dans certains oueds et gueltas du Maghreb (figure 67) Certaines espèces des genres Clarias (figure 68) et Heterobranchus (figure 69) font l’objet d’une pisciculture intensive (voir plus bas § 9.2. « La pisciculture »). Dans le lac Malawi, il existe un essaim de 11 espèces de Bathyclarias. On connaît cinq espèces de claridés aveugles qui vivent, comme d’autres poissons aveugles, soit dans des grottes (figure 70), soit sous les pierres des zones de rapides.
Figure 64. Répartition générale des Claroteidae.
Figure 68. Quelques espèces de Clarias de différentes régions d’Afrique.
Figure 69. Heterobranchus longifilis fait l’objet d’une pisciculture intensive, notamment en Côte d’Ivoire. Cette espèce peut mesurer jusqu’à 1,5 mètre et peser près de 50 kg (© IRD/ M. Legendre).
Figure 70. Uegitglanis zammaranoi est un Clariidae cavernicole aveugle que l’on trouve en Somalie. L’espèce est représentée ici sur une timbre somalien (© collection C. Lévêque).
Malapteruridae
On a très longtemps considéré que cette famille africaine (figure 71) n’était représentée que par une seule espèce, Malapterurus electricus (figure 72).
Figure 71. Répartition générale des Malapteruridae.
Récemment, une révision du groupe a permis de montrer qu’en réalité il existerait 25 espèces réparties en 2 genres distincts. Néanmoins, la différence entre espèces est ténue et généralement basée sur la coloration, ce qui rend leur détermination difficile. Ces poissons qui émettent de fortes décharges électriques (350 à 400 volts) ont longtemps fasciné les hommes. La puissance des décharges qu’ils libèrent pour se défendre ou attaquer leurs proies leur ont valu l’appellation de « poisson trembleur » ou « poisson-tonnerre » parmi les populations arabes riveraines de la vallée du Nil. On retrouve sur les étals de certains marchés africains la peau séchée des malaptérures qui sert d’amulette pour se protéger des agressions ou neutraliser les armes de l’adversaire (Le petit lexique des particularités du français parlé au Tchad).
Figure 72. Malapterurus electricus a longtemps été considéré comme l’espèce unique de la famille des Malapteruridae.
Mochokidae
Cette famille africaine (figure 73) rassemble environ 180 espèces regroupées en 7 genres, dont la richesse est très inégale puisque le genre Mochokiella est monospécifique alors que les Synodontis réunissent près de 120 espèces.
Figure 73. Répartition générale des Mochokidae.
Quelques espèces de Synodontis présentent une coloration inversée, c’est-à-dire que le dos est clair tandis que le ventre est gris, voire noir. Cette coloration est certainement en lien avec l’écologie de ces espèces qui ont souvent la particularité de nager le ventre en l’air. Cette habitude s’observe aisément en aquarium, et certaines formes à la livrée très décorative font la joie de nombreux aquariophiles (figure 74).
Figure 74. Quelques espèces de Synodontis chez lesquelles on peut noter la diversité du patron de coloration.
Les espèces du genre Chiloglanis (environ 40 espèces) ont les lèvres et les barbillons modifiés, de façon à former un disque adhésif qui leur permet de se maintenir collés aux rochers des rapides qu’ils fréquentent (figure 75).
Figure 75. Les Chiloglanis possèdent des lèvres et des barbillons modifiés qui forment un disque adhésif qui permet aux poissons de se fixer aux rochers des rapides qui constituent leur principal habitat (© Haps).
Amphiliidae
Cette famille africaine rassemble environ 56 espèces regroupées en 11 genres (figure 76). Toutes les espèces, qui fréquentent les zones de courant rapide, sont de petite taille et dépassent rarement 15 cm. Elles sont toutes plus ou moins aplaties pour résister au courant (figure 77).
Figure 76. Répartition générale des Amphiliidae.
Figure 77. Les Amphiliidae ont un corps plus ou moins aplati qui leur permet de résister aux forts courants des biotopes rocheux qu’ils aiment fréquenter.
Tetraodontidae
Au sein de cette famille essentiellement marine, seules 6 espèces du genre Tetraodon peuplent les eaux continentales africaines (figure 78).
Figure 78. Répartition générale des Tetraodontidae.
L’origine du nom provient de la dentition très particulière de ces poissons (du grec tetra : quatre et de odous : dent). Les tétrodons possèdent en effet 4 grosses dents très tranchantes qui leur servent, entre autres, à broyer la coquille des mollusques dont ils sont friands (figure 79). Comme chez les lagomorphes (lièvre, lapin…), les dents des tétrodons poussent en continu et doivent donc être perpétuellement usées en broyant des substances dures, telles que les coquilles. Lorsque ce n’est pas le cas, comme dans certaines conditions rencontrées en aquariums, les poissons courent le risque d’être handicapés par des dents hypertrophiées qui les empêchent alors de se nourrir.
Figure 79. Les Tetraodon possèdent quatre grosses dents qui leur donnent leur nom et qui servent à broyer les mollusques dont ils aiment se nourrir.
7.2. Quelques espèces hors du commun
Comme dans d’autres continents, certains poissons d’Afrique sont si petits qu’ils sont longtemps passés inaperçus ; d’autres paraissent si féroces qu’on leur a prêtés des méfaits qu’ils n’ont la plupart du temps pas commis. Quelques-uns communiquent par le biais d’organes électriques ; d’autres utilisent ces mêmes organes comme des armes. Certains poissons encore développent des comportements singuliers de protection envers leur descendance…
Ci-dessous, un petit inventaire de ces poissons extraordinaires qui font parfois l’objet d’une véritable passion.
L’espèce la plus grande
Le Lates (capitaine ou perche du Nil) est sans conteste le plus grand et le plus gros des poissons africains (figure 80). Quelques spécimens de plus de 100 kg et de près de 2 m de long ont été signalés. Cette espèce a défrayé la chronique à la suite de son introduction dans le lac Victoria, où on l’accuse d’avoir dévoré les populations endémiques de petits cichlidés. Ce « monstre » vorace, notons-le, ne possède pas de dents… mais il est glouton. Ce poisson est recherché par les pêcheurs sportifs. Il est par ailleurs très apprécié pour sa chair ferme mais délicate. Le « capitaine à la bamakoise » est une spécialité recherchée par les voyageurs qui visitent le Mali. On le fume également comme le saumon.
Figure 80. Deux beaux spécimens de Lates capturés dans le Niger (à gauche, carte postale : © collection C. Lévêque) et dans le lac Tchad (à droite, © IRD/C. Dejoux).
Les plus petites espèces
Plusieurs espèces ne dépassent guère plus de 2 ou 3 cm de long à l’âge adulte. Parmi celles-ci, citons deux Alestidae que l’on ne rencontre que dans la zone forestière d’Afrique occidentale et qui ont, de plus, la particularité de posséder une écaillure réduite (Ladigesia roloffi), voire limitée à une écaille sur chaque flanc de part et d’autre de la nageoire anale (Lepidarchus adonis) (figure 81).
Figure 81. Deux petits Alestidae de quelques centimètres de long vivant en zone forestière d’Afrique de l’Ouest. Lepidarchus adonis (à gauche, © A. Lecercle) ne possède qu’une seule écaille sur chaque flanc de part et d’autre de la nageoire anale. Ladigesia roloffi (à droite, © A. Lecercle) ne possède pas d’écailles dans la région dorsale.
Ces deux petites espèces sont assez rares, mais il est possible de les trouver chez certains aquariophiles spécialisés.
Deux petits Kneriidae appartenant au genre Cromeria sont également de très petite taille (figure 82). Les deux espèces connues, qui mesurent 2 à 3 cm de longueur totale, fréquentent les bassins du Nil, du Niger et de la Volta. Leur observation et leur capture sont très difficiles, car ils ont la particularité de se cacher dans le fond sableux des rivières. Ils sont peu prisés par les aquariophiles car ils passent le plus clair de leur temps enfouis dans le substrat.
Figure 82. Cromeria occidentalis est une petite espèce nilo-soudanienne qui s’enfouit dans le fond sableux des rivières dès qu’elle se sent menacée (© IRD/C. Paugy).
Les espèces les plus redoutables
La perche du Nil est le plus gros et peut-être le plus vorace des poissons africains, mais les poissons du genre Hydrocynus (poisson-chien ou poisson-tigre) sont aussi de gros prédateurs à la redoutable mâchoire armée de dents acérées (figure 83). L’espèce congolaise (Hydrocynus goliath) peut atteindre 50 kg, alors que les autres espèces ne dépassent guère les 5 kg.
Figure 83. Le poisson tigre du Congo, Hydrocynus goliath, est le plus gros représentant du genre. On remarquera, sur le cliché de droite, ses impressionnantes rangées de dents qui lui permettent de saisir et de découper ses proies. Adultes, les poissons tigres se nourrissent exclusivement de poissons (© Aquarium tropical de la Porte Dorée, Paris/Cedriguppy).
Ces poissons, plein d’arêtes, ne sont pas recherchés pour leur chair, mais ils sont très prisés des pêcheurs sportifs car ils défendent chèrement leur peau. Il faut se méfier de leurs dents impressionnantes et tranchantes. Un Hydrocynus peut provoquer de graves blessures et sectionner des phalanges ou des orteils. Toutefois, en règle générale, les Hydrocynus ne semblent pas s’attaquer à l’homme. Affirmer le contraire, relève de la légende dont sont friands certains tartarins. Toutefois, certains récits affirment que les plus gros spécimens s’attaquent aux jeunes crocodiles. Il n’existe aucune preuve dans ce sens, tandis que l’inverse est, parfois, vrai (figure 84).
Figure 84. Un crocodile dévore une gros poissons tigre (Hydrocynus vittatus) dans le Parc National Kruger, rivière Sabie, Afrique du Sud (© Bernard Dupont).
Hydrocynus, un poisson de sport très en vogue...
Dans le fleuve Congo, aux alentours de Kinshasa ou de Brazzaville, l’Hydrocynus goliath a toujours été la convoitise des pêcheurs à la ligne, car son poids et sa combativité lui confèrent une réputation très sportive. Depuis quelques années, on voit également apparaître une nouvelle pêche sportive où le souci principal du pêcheur est de capturer des Hydrocynus (les célèbres Tiger Fish) en leur évitant le maximum de stress. Ainsi, en Afrique du Sud, les pêcheurs n’essaient plus de capturer ces poissons avec des fils les plus fins possible, qui leur permettaient de « travailler » les poissons pour les fatiguer en évitant de casser. Désormais, la performance consiste à capturer les « Tigres » en un minimum de temps et de blessures. On utilise pour cela des fils assez gros et, comme leurre, des mouches armées d’un hameçon simple dont on a ôté l’ardillon. Bien sûr, dans tous les cas, on pratique le « catch and release », c’est-à-dire qu’après les avoir mesurés et pesés, les poissons sont relâchés avec mille précautions. Des programmes scientifiques sont en cours pour comprendre et mesurer le stress que subit le poisson lors de sa capture. Comme les premiers résultats montrent que, malgré les précautions prises, le poisson reste stressé durant de nombreuses minutes, voire quelques heures, après sa capture, on envisage désormais de les pêcher sans les capturer ! Pour cela, on utilisera un appât sans hameçon et l’on se contentera de ne comptabiliser que les attaques sur le leurre. L’unique but est alors de provoquer l’attaque du prédateur. Ces pêches sportives et « écologiques » sont très en vogue en Afrique du Sud, et de très nombreux concours existent, avec pour certains des premiers prix considérables. Ainsi dans le barrage de Jozini (nord-est du KwaZulu Natal, bassin de la Pongola), le gagnant du concours de pêche au « Tigre » organisé chaque année en octobre remporte un puissant bateau hors-bord. |
Un poisson « fossile » qui n’est pas de la famille !
Que n’a-t-on pas entendu sur le cœlacanthe, cette espèce préhistorique, cet ancêtre des tétrapodes (l’« Old Four Legs » des anglophones), voire pour certains cet « ancêtre de l’homme », bref sur ce fossile vivant ? Ce « poisson » nageait déjà il y a 300 millions d’années (Ma), parmi d’autres espèces aujourd’hui disparues. Lui seul semble avoir résisté au temps qui passe. Et bien il n’est pas seul ! Parmi les « poissons » d’eau douce, il y a les dipneustes, ces formes qui possèdent une double respiration : une respiration branchiale traditionnelle et une respiration pulmonée qui leur est totalement indispensable (figure 85), car les branchies ne sont pas suffisamment développées. Par rapport au cœlacanthe, ces autres fossiles vivants sont bien jeunes, mais ils existaient déjà il y a quand même 150 Ma… Il existe quatre espèces de dipneustes en Afrique appartenant toutes au genre Protopterus. Leurs nageoires pectorales et ventrales sont en forme de filament. Deux autres espèces proches existent également en zone tropicale, une en Australie, l’autre en Amazonie. |
Figure 85. Un Protopterus annectens venant respirer une goulée d’air en surface (© Aquarium tropical de la Porte Dorée, Paris/ D. Manchon). |
Les polyptères sortent avec leur armure
Autre vestige de temps révolus, les polyptères sont des poissons au corps couvert d’écailles osseuses. Des traces anciennes de leur existence ont été retrouvées en Amérique du sud mais ils ont ensuite disparu de ce continent.
Les jeunes individus possèdent des branchies externes qui se résorbent au cours de leur première année de vie (figure 86). Toutes les espèces africaines possèdent une paire de petits poumons qui s’ouvrent ventralement dans l’œsophage et qui est utilisé en supplément de la respiration branchiale. Ces poumons leur permettent de subsister dans des eaux pauvres en oxygène.
Figure 86. À gauche, les jeunes Polypterus possèdent des branchies externes qui se résorbent au cours de leur première année (© hirokiDX). À droite, en raison de leur petite taille, les Polypterus senegalus, sont très prisés par les aquariophiles (© TVRGolf).
Certaines espèces peuvent atteindre 1 m de long, mais, le plus souvent, elles ne dépassent pas 50 cm.
Le tétrodon… un véritable Borgia
Les tétrodons sont des espèces d’origine marine qui se sont adaptés aux eaux douces. On dénombre six espèces dans les eaux africaines. Comme la plupart des représentants de la famille, ils ont la capacité de gonfler leur ventre pour doubler voire tripler de volume et ainsi former une boule impressionnante vis-à-vis d’une éventuelle menace (figure 87). Même s’ils semblent moins dangereux que leur cousin marin le « fugu » asiatique, il n’en demeure pas moins que les tétrodons africains sont également vénéneux (la tétrodotoxine), qu’ils secrètent, agit sur le système nerveux) et parfaitement inconsommables. Leur capture n’est donc pas intéressante pour les pêcheurs qui se consolent néanmoins en les vendant pour faire des « gris gris » (voir plus haut § 7.1 Portraits de familles).
Le tétrodon, qui a l’habitude de se gonfler lorsqu’il est inquiet (il peut tripler de volume), était connu des Égyptiens. Dans l’écriture hiéroglyphique, il signifiait « être mécontent ».
Figure 87. Comme l’ensemble des espèces de ce genre, Tetraodon lineatus se gonfle pour impressionner les éventuels prédateurs (source : Bloch, 1782-1795).
Des piles vivantes
Les poissons ne peuvent se repérer à vue dans les eaux souvent turbides des rivières africaines. En outre, beaucoup de poissons sont actifs la nuit et évoluent dans un environnement semé d’obstacles. Grâce à un système d’électrolocation, certains peuvent se repérer, se reconnaître et localiser les proies dont ils se nourrissent. Les signaux électriques sont d’intensité et de puissance très différentes selon les familles.
Les mormyres émettent en permanence, grâce à un organe situé dans le pédoncule caudal (figure 88), de très faibles signaux qui leur permettent de communiquer entre eux ou de se repérer, au sein des biotopes sombres et encombrés qu’ils fréquentent. Ces signaux ont des formes, des fréquences ou des rythmes très divers et sont spécifiques à chaque espèce (figure 89).
Figure 88. Principe de l’électrolocation chez les mormyres. Le centre nerveux (1) commande l’organe électrique (3) dont chaque décharge crée un champ électrique représenté par les lignes pointillées, en rouge, Un objet quelconque (2) déforme les lignes du champ électrique. Cette perturbation est perçue par le poissons par son système électrorécepteur (1).
Figure 89. Profils des signaux électriques de trois espèces de mormyres (photos des espèces : © IRD/V. Bénech).
Les caractéristiques de la décharge électrique constituent une véritable signature qui permet à chaque espèce de se reconnaître. Au sein d’une même espèce, les signaux peuvent aussi varier en fonction du sexe ou de l’état physiologique des individus qui transmettent ainsi des informations sur leur état d’agressivité ou de maturité sexuelle. Les décharges de ces poissons ne sont pas perçues par l’homme, mais elles peuvent être enregistrées, amplifiées et visualisées à l’aide d’un oscilloscope. Les scientifiques commencent à utiliser ces signaux pour différencier les espèces, ce qui promet de nouvelles découvertes…
Une autre famille, bien connue, est celle des malaptérures. Le signal électrique n’est pas continu et n’est émis que lorsque le poisson attaque ou se défend. Dans un cas comme dans l’autre, il émet une très forte, mais courte décharge, de 350 à 400 volts, qui lui permet de paralyser sa proie ou de faire fuir son agresseur (figure 90). Toutefois, si elle est désagréable, la décharge émise par les malaptérures n’est pas dangereuse pour l’homme car elle est de faible intensité (moins de 1 ampère). Son organe électrique enveloppe la presque totalité du corps de l’arrière de la tête à la base de la nageoire dorsale.
Figure 90. Les grands catégories de décharges chez les poissons électriques africains. Pour étudier les signaux électriques, différentes caractéristiques sont prises en compte. Chez les poissons à faible décharge, il s’agit de la forme, de la durée (P) et de la décharge isolée (EOD : Electric Organe Discharge), mais aussi de l’organisation temporelle des séries de décharges. Chez Malapterurus electricus, on s’intéresse à la structure globale de la salve (durée totale, nombre de séries de décharges, nombre d’EOD par série…).
Le malaptérure n’a curieusement pas été représenté par les anciens Égyptiens, mais plus tard les Arabes ont donné à ce poisson le même nom qu’au tonnerre, raad ou raahad.
Des poissons aveugles
Les circonstances ont parfois contraint certaines espèces à vivre perpétuellement dans des milieux obscurs. Face à ces conditions extrêmes, ces organismes ont évolué à partir d’espèces de surface, et il en est résulté une perte de la pigmentation, une réduction du métabolisme et une réduction, voir une disparition, des yeux (figure 91).
Figure 91. Quelques poissons de Somalie représentés sur des timbres. À gauche, deux Cyprinidae ; à droite, un Clariidae (© Collection C. Lévêque).
On connaît onze espèces de poissons aveugles en Afrique, mais deux d’entre elles (Mastacembelus brichardi et Platyallabes tihoni) vivent sous des dalles rocheuses dans les rapides du Stanley Pool et ne peuvent être considérées comme des espèces cavernicoles. Ces dernières sont cantonnées dans quelques sites dont les plus connus se situent à Madagascar, en Somalie et dans quelques grottes du bassin du Congo (figure 92 et 93).
Figure 92. Un spécimen vivant en aquarium de Caecobarbus geertsii, provenant de la Grotte de Lukaku, RDC (voir la localisation dans la figure 93, ci-dessous) (© Musée Royal de l’Afrique centrale, Tervuren).
Figure 93. Localités où se trouvent les neuf espèces de poisons africains cavernicoles.