Les grands aménagements
Une des principales causes de l’érosion de la biodiversité est et sera probablement à long terme, les changements climatiques. En plus des variations naturelles, l’homme contribue, parfois, à accélérer les variations climatiques. Toutefois, à l’échelle locale ou régionale les répercussions proviennent essentiellement de l’utilisation de l’eau et des écosystèmes aquatiques en général à des fins humaines. Ainsi, les systèmes dulçaquicoles ont tendance à être les premiers habitats à être modifiés car les populations humaines se rassemblent au bord de l’eau.
En raison de la pression anthropique, les hydrosystèmes sont soumis à une gamme considérable de contraintes, y compris la construction de barrages et de canalisation, l’assèchement des zones inondables, le prélèvement d’eau, la pollution, l’accroissement des détritus et des matières organiques. Il convient, en effet, de souligner que les milieux aquatiques sont destinataires de pratiquement toutes les formes de déchets humains et que cela se traduit par leur dégradation rapide et continue. La demande croissante de ressources en eau douce générée par la croissance démographique, entraînera probablement davantage de dégradation de biotopes d’eau douce que les changements climatiques ; au moins à moyen terme et à l’échelle locale ou régionale.
Les usages divers de l’eau pour l’agriculture, la production d’énergie, le transport, les besoins domestiques, sont à l’origine de nombreux aménagements des hydrosystèmes. Ces contraintes modifient le bilan hydrologique mais également, directement ou indirectement, les habitats aquatiques d’origine.
Les quatre principales causes directes de perte de la diversité biologique sont parfoir dénommées le « quatuor maléfique » (Diamond, 1984) ou « les quatre cavaliers de l’apocalypse environnementale » (Pimm & Gilpin, 1989). Elles sont :
Les grands aménagements appartiennent à la première catégorie et ce sont d’eux dont nous parlerons ici.
Les grands aménagements
Les milieux aquatiques continentaux sont tout particulièrement affectés par les activités humaines. L’accroissement des populations entraînent de plus en plus de modifications ou disparitions des habitats résultant le plus souvent de travaux d’aménagement. Assez longtemps épargnée, l’Afrique subit désormais ces impacts d’autant que certaines installations pharaoniques flattent la mégalomanie de quelques dirigeants peu soucieux des bouleversements écologiques que ces transformations peuvent entraîner.
Ainsi, si les grands barrages contribuent, le plus souvent, à l’amélioration de la qualité de vie des populations voisines (électricité, pêche, irrigation…), la canalisation des cours d’eau (canal de Jonglei) ou leur détournement (projet « Transaqua ») n’ont qu’une utilité très discutable et sont, en revanche, de véritable catastrophes écologiques potentielles.
1. Les grands barrages
La Commission Internationale sur les Grands Barrages les définit comme des ouvrages dont la hauteur de la partie la plus basse de la fondation à la crête est supérieure à 15 mètres. Cependant, certains barrages de 10 à 15 m de haut qui répondent à des conditions particulières sont également considérés comme de grands barrages (Thomas, 1976).
1.1. Généralités
Il existe en Afrique de très nombreux barrages, particulièrement au Maghreb, en Afrique australe et en Afrique occidentale (figure 1).
Figure 1. Localisation, en Afrique, de 135 grands barrages (≥ 500 000 m3) et de 1 072 petits barrages (< 500 000 m3). Location of 135 large dams (≥ 500,000 m3) and 1,072 secondary dams (< 500,000 m3) in Africa (source : Aquastat, 2010).
La plupart des grands fleuves ont, au moins une fois au long de leur cours, été aménagés et vu leur débit modifié par la construction d’un barrage, et presque chaque rivière sur le continent africain a été perturbée, par la construction de digues formant des lacs artificiels d’une superficie parfois très importante. Il s’agit d’une situation assez récente et la plupart des plus grandes retenues ont été construite après le milieu des années 1950, sur les grands cours d’eau (tableau 1).
Tableau 1. Caractéristiques générales de quelques grands lacs de barrage africains. General features for some larger African man-made lakes.
Une bibliographie utile sur le sujet a été établie par Ita & Petr (1983).
Plus récemment, des milliers de petits réservoirs ont été créés sur des petites rivières et des affluents, pour répondre à de nouvelles demandes d’eau comme l’utilisation domestique, l’irrigation, l’élevage, la production de poissons, etc. (figure 2) (voir aussi le chapitre « Les petits barrages »).
Figure 2. Principaux objectifs pour lesquels sont construits les barrages en Afrique. Main purposes of dams in Africa (source : Aquastat, 2010).
L’impact des barrages tropicaux africains, notamment des plus importants, est tout à fait différent de celui des retenues construites en zones tempérées. Souvent ce qui est considéré comme un effet indésirable et environnemental dans la situation tempérée (par exemple au Canada) est sans importance ou même bénéfique dans la situation tropicale. La transférabilité des compétences scientifiques et techniques est donc faible (Bernacsek, 1984).
Les grands barrages, généralement destinés à la production hydroélectrique, sont des constructions coûteuses et prestigieuses, dont l’intérêt économique est souvent controversé, et dont l’impact écologique est, de surcroit, souvent important (figure 3).
Figure 3. Schéma montrant les principaux impacts provoqués par la création d’un barrage sur le milieu aquatique. Diagram showing the major impacts of the building of a dam on the aquatic environment.
Depuis le milieu des années 1950, de grands barrages ont été construits et l’on en compte désormais plusieurs dizaines sur la plupart des grands systèmes fluviaux africains (figure 1).
Suite à la construction d’un barrage, les événements, à court terme, qui modifient les rivières africaines sont assez bien connus. De nombreux facteurs, différents selon les bassins, agissent sur les nouvelles communautés de poissons s’installent. Parmi ces facteurs, on peut citer la géographie et le climat du bassin, la dimension et la forme du bassin versant, les caractéristiques physiques et chimiques de la masse d’eau du nouveau lac, la composition de la faune piscicole d’origine et de la présence ou l’absence d’espèces introduites. Mais, en dépit de ces caractéristiques propres à chaque système, certaines généralités sont communes à tous.
Ainsi, la mise en eau d’une nouvelle retenue provoque de nombreuses modifications de l’habitat et des peuplements piscicoles (Jackson et al., 1988) qui, dans leurs grandes lignes, peuvent se résumer de la manière suivante :
Figure 4. Quelques macrophytes flottantes communes dans les lacs de barrages. De gauche à droite et dehaut en bas : Pistia stratiotes, Eichhornia crassipes, Azolla sp. et Salvinia molesta. Some common floating macrophytes in dams. From left to right and top to bottom: Pistia stratiotes, Eichhornia crassipes, Azolla sp. and Salvinia molesta.
Figure 5. Relation entre l’indice morpho-édaphique [IME = concentration en éléments minéraux dissous (mg/l) ÷ profondeur moyenne (m)] et la production de poissons dans quelques réservoirs et lacs naturels africains. L’indice morpho-édaphique permet d’évaluer de façon simple la productivité d’un système. Relationship between morpho-edaphic index [MEI = total dissolved solids (mg/l) ÷ mean depth (m)] and fish yield in some African reservoirs and natural lakes. The morpho-edaphic index allow easily to assess the productivity of a system (d’après / from Marshall, 1984b).
1.2. Impact des barrages sur la faune aquatique
Les impacts des grands barrages sur le fonctionnement des écosystèmes et sur la biodiversité sont bien documentés, notamment en zone tempérée (par exemple Nilsson et al. 2005 ; McAllister et al. 2001 ; McCartney et al., 2001). Les retenues artificielles constituent des obstacles aux échanges longitudinaux de nutriments et de sédiments le long des rivières et détruisent définitivement, en amont, les habitats situés qui sont inondés et bloquent les voies de migration de certaines espèces aquatiques. En aval, elles modifient le régime hydrologique, la température et la qualité de l’eau. Ces changements dans le fonctionnement de l’écosystème peuvent être ressentis à plusieurs centaines de kilomètres en aval du site du barrage. Les impacts des barrages sur les écosystèmes devraient donc être considérés comme des coûts pour la société et être pris en compte dans les décisions prises avant leur construction. La nature de l’impact se résume par l’une des principales conclusions du rapport de la Commission Mondiale sur les Barrages (World Commission on Dams, 2000 XXXI: Performance of large dams) « dans l’ensemble, les impacts des écosystèmes sont plus négatifs que positifs et ils ont entraîné, dans de nombreux cas, une perte significative et irréversible de certaines espèces et de quelques écosystèmes. Dans certains cas, toutefois, dans les nouveaux réservoirs il peut se produire une amélioration de la valeur des écosystèmes, car il se crée de nouvelles zones humides et des possibilités accrues de pêche et de loisirs. (…) Les efforts déployés à ce jour pour contrer les effets sur les écosystèmes des grands barrages ont rencontré succès limité en raison du manque de prévoyance à anticiper et éviter ces impacts, de la médiocrité et l’incertitude des prévisions, de la difficulté de faire face à tous les impacts et de la mise en œuvre partielle et du succès des mesures de réduction d’impact. »
Le déroulement des événements après la construction de barrages a été étudié pour quelques grandes retenues, Peu de temps après la fermeture du barrage, il se produit une augmentation substantielle des populations de poissons, favorisée par les nouvelles conditions lacustres. Cet essor ne dure, cependant, pas très longtemps et la biomasse de poissons diminue fortement car prédateurs réduisent la population initialement en expansion qui a d’abord dominé par l’écosystème du réservoir. Il est souvent difficile de prédire la nature ultime des populations de poissons qui vont s’établir car cela est fonction des caractéristiques physiques et chimiques du lac et de la faune piscicole d’origine. Les différents lacs ont néanmoins certaines tendances en commun (Jackson et al., 1988). Nous allons voir ci-dessous quelques cas d’études.
1.2.1. Cas du lac Chivero (ex MacIlwaine)
Le lac Chivero a été créé en 1953, à proximité de la ville d’Harare (Zimbabwe) (figure 6). C’est un centre de loisirs dont la pêche a été l’attraction majeure. Puis, la pêche commerciale s’est établie en 1956. Marshall (1982b) a donné un aperçu des changements dans les communautés de poissons qui ont résulté de différents événements anthropiques.
Figure 6. Carte de situation du lac Chivero, Zimbabwe. Location map of Lake Chivero in Zimbabwe.
Vingt et une espèces de poissons indigènes avaient été enregistrées, et cinq espèces ont été introduites. Oreochromis macrochir a été introduite avec Coptodon rendalli en 1956 pour améliorer la pêche commerciale et à réduire la croissance des mauvaises herbes. Sargochromis codringtonii a été introduit à partir du lac Kariba en 1978 comme prédateur d’escargots et pour améliorer la pêche à la ligne. Cyprinus carpio a colonisé le lac à partir d’étangs piscicoles, mais ne s’est probablement jamais reproduit de sorte que cette espèce est désormais très rare ou a même peut-être disparue. Micropterus salmoides a également colonisé le lac en petit nombre, mais semble avoir prospéré depuis 1978.
Entre 1953 et 1959, la qualité de l’eau du lac Chivero était bonne. Mais depuis 1960, en raison de l’eutrophisation causée par l’écoulement des effluents urbains d’eaux usées riches en azote et en phosphore, il s’est produit une prolifération périodique de cyanobactéries (Anabaena et Microcystis),. En 1970, est apparue une accumulation massive de jacinthe d’eau (Eichhornia crassipes) et une importante désoxygénation de l’eau. Ainsi, lors de la déstratification des eaux entraînant un basculement des couches profondes vers la surface, il se produit une importante mortalité de poissons. L’augmentation de la concentration des éléments nutritifs a conduit à un état hypereutrophe du lac en 1971. En 1972, les jacinthes d’eau ont pratiquement été éradiquées par lutte chimique et les eaux usées ont commencé à être détournées vers des systèmes d’irrigation. Cela a continué jusqu’en 1977 où près de 100 % des eaux usées municipales ont été traitées. La dernière hécatombe de poissons a été observée en 1976 et en 1980, le lac était proche de mésotrophie (Thornton, 1982).
Les données de pêche commerciale ont pu être utilisées pour fournir une évaluation des changements de population de poissons des cinq principales espèces au cours de 25 années (1956-1979). Plusieurs espèces de cyprinidés typiquement fluviaux tels que les Labeobarbus marequensis ont été incapables de s’adapter aux conditions lacustres et ont aujourd'hui pratiquement disparu du lac, alors que cette espèce était abondante au début des prises commerciales. Clarias gariepinus était le principal composant des prises commerciales jusqu’en 1966 (plus de 50 % en poids), puis a diminué à 15 % seulement en 1979. Hydrocynus vittatus, le prédateur majeur, composé de 40 % des prises au cours de la première année a, par la suite diminué à environ 5 % (tableau 2). Mais, les variations les plus spectaculaires se trouvent parmi les cichlidés. Les prises de Coptodon rendalli ont augmenté jusqu’en 1962 (20 % des captures) (tableau 2) et ont détruit la végétation de bordure, ce qui pourrait expliquer le déclin ultérieur de cette espèce, même si cela a coïncidé avec une augmentation de l’intensité de la prolifération d’algues qui peut également avoir contribué à son déclin (à environ 2 % en 1979). Oreochromis macrochir, introduit en 1956, ne figure pas dans les prises avant 1963, mais celles-ci augmentent rapidement, et en 1972, cette espèce constitue 60 % des captures commerciales (tableau 2). Elle se nourrit à partir algues bleu-vert (cyanobactéries) qu’elle digère de manière similaire à O. niloticus (Minshull, 1978). L’amélioration de la qualité de l’eau à la fin des années 1970, a probablement été paradoxalement préjudiciable à O macrochir, alors qu’au contraire les captures de Labeo altivelis sont en augmentation constante depuis 1970 (tableau 2 et figure 7). Cette espèce compose désormais 60 % des captures depuis 1979. Les raisons de cette recrudescences ne sont pas très claires, mais, cela peut être le résultat d’une amélioration de la qualité de l’eau, mais dû à l’augmentation des diatomées benthiques, un aliment important pour L. altivelis.
Tableau 2. Débarquements annuels de poissons (tonnes) issus de la pêche commerciale dans le lac Chivero. Annual fish landings (tonnes) by the Lake Chivero commercial fishery (d'après / from Marshall, 1982b).
Figure 7. Changements dans la composition des captures commerciales (en % pondéral) entre 1956 et 1978 dans le lac Chivero, Zimbabwe.. Changes in composition of the commercial fish catch (percentage by weight) in Lake Chivero, Zimbabwe, 1956-1978 (redessiné d’après / redrawn from Marshall, 1982b).
1.2.2. Cas du lac Kainji
Ce grand réservoir (1800 km2) sur le fleuve Niger a été terminé en 1968 (figure 8). Avant la fermeture du barrage Banks et al., (1966) ont effectué un recensement des espèces de poissons sur un tronçon du fleuve Niger où cela a été possible lors de la construction du barrage (tableau 3).
Figure 6. Carte de situation du lac Kainji, Nigeria. Location map of Lake Kainji in Nigeria.
Tableau 3. Évolution des peuplements ichtyologiques dans le Niger avant 1966 ( Motwani & Kanwai, 1970) et après (Ita, 1984) la fermeture du barrage de Kainji (*: très faibles %). Relative abundance of fish families caught before (Motwani & Kanwai, 1970) and after (Ita, 1984Ita, 1984) the closure of the Kainji dam (*: very low %).
Environ 90 espèces, pour la plupart Nilo-Soudanienne, appartenant à 24 familles ont été recensées dans le lac. La communauté de poissons a commencé à changer dès que le barrage a été fermé. Ces changements de composition des populations de poissons ont été étudiés par l’étude de la pêche commerciale. Les faits les plus marquants observés durant les premières années ont été :
Atalla
Reed (1967) a donné une description générale de l’atalla utilisé dans diverses régions du Nigeria. L’engin se compose essentiellement d’un cadre rectangulaire fait de tiges de palme de raphia auquel est attaché un filet en nylon dont les mailles étirées font environ 10 mm. À la base de chaque montant vertical est liée une pièce entaillée de bois dur, qui s’adapte sur le côté de la pirogue (figure 9), alors qu’un morceau de bois plat joint environ un mètre de la base sert une « pédale », pour abaisser rapidement le filet dans l’eau. Deux cordes, généralement constitués de fibres végétales locales, liés aux coins extérieurs du cadre, sont utilisées pour soulever l’engin hors de l’eau pendant la pêche. Selon les régions et les pêcheurs, la surface du filet varie de 8 à 25 m2 (soit 3 à 6 mètres de long sur 3 à 5 mètres de large). Figure 9. Schéma montrant les différents éléments constituants un atalla local (gauche). Atalla fixé sur la pirogue (droite). Scheme showing the various constituent elements of a local atalla (left). Atalla fixed over the side of the canoe (right) (source : Awachie & Walson, 1978) |
Immédiatement après la mise en eau du barrage, des captures commerciales annuelles ont augmenté jusqu'à un maximum de 28 000 tonnes entre 1970 et 1971, soit plus du double des captures de l’année précédente, 10 000 tonnes. Mais ce boom a été de courte durée et s’en est suivi un déclin rapide qui s’est stabilisé à 4 500 tonnes en 1975. Cette baisse a été associée à de nouveaux changements dans les communautés de poissons :
En aval de la retenue, il s’est produit un déclin global des prises de poissonsjusqu’à la confluence avec la Bénoué. Les Mormyridae ont presque disparu des prises commerciales dans les deux stations les plus proches du barrage. En revanche, Lates niloticus a augmenté dans les captures de toutes les stations. Selon Adeniyi (1973) les pêcheurs pensent que les eaux très claires situées en dessous du lac Kainji permettent aux poissons de repérer les filets et ainsi de les éviter. En outre, les grandes vasques très productives et les marécages, auparavant inondés, sont désormais presque asséchés.
1.2.3. Cas du lac Kariba
Le lac Kariba a été formé par le barrage du Zambèze à Kariba Gorge, en 1958 (figure 10). Avant la création du barrage, Jackson (1961) et Harding (1964) ont répertorié 31 espèces sur le Zambèze moyen. Quelques années après la fermeture, Balon (1974) a établi une liste de 39 espèces, la plus abondante étant Brycinus lateralis qui s’est parfaitement adaptée dans le nouvel environnement d’eau libre, où presque aucune espèce de poisson n’était présente, à l’exception de l’anguille Anguilla bengalensis labiata. En effet, la plupart des populations de poissons d’origine fluviale étaient concentrées dans les eaux côtières peu profondes.
Figure 10. Carte de situation du lac Kariba, Zambie/Zimbabwe. Location map of Kariba Lake Zambia/Zimbabwe.
Une seule modification intéressante après la fermeture du barrage a été les ajustements entre les populations de Brycinus imberi et de B. lateralis. Cette dernière peuplait le Zambèze supérieur avant la construction du barrage, alors que B. imberi était l’espèce la plus abondante dans le Zambèze moyen mais inconnu dans le haut Zambèze. À l’origine et jusqu’en 1962, le lac Kariba était peuplé exclusivement par B. imberi. Les premiers spécimens de B. lateralis ont été capturés dans le lac à partir de 1963 puis dès 1964-65, Matthes (1968) constate que B. lateralis est devenu largement dominant et a presque éliminé B. imberi. B. lateralis a atteint le Zambèze moyen par l’intermédiaire des Chutes Victoria. Il n’a pas colonisé le Zambèze moyen plus tôt, car la reproduction de B. imberi était apparemment mieux adapté aux plaines d’inondation tandis que B. lateralis préférait les conditions lentiques (Balon, 1971). Cependant, en 1975, B. imberi est redevenu plus abondante et demeure encore une composante importante des captures. Les raisons de ces changements ne sont ne pas clairs. Marshall (1984a) a suggéré que B. imberi est incapable d’échapper au poisson tigre Hydrocynus vittatus. L’abondance du prédateur a augmenté jusqu’en 1974 lorsque l’utilisation des sennes a conduit à son rapide déclin. Conséquence immédiate, les populations de B. imberi ont augmenté (tableau 4). Selon Jackson et al. (1988), B. lateralis a été supplantée par l’introduction du Clupeidae Limnothrissa miodon dont les populations se sont beaucoup développées en utilisant efficacement le zooplancton de la zone pélagique.
Tableau 4. Lac Kariba : changements des captures des principales espèces de poissons (tonnes). Lake Kariba: change in the abundance of major fish species (tons) (d’après/from Karenge & Kolding, 1995).
Plusieurs autres espèces de poissons présentes aux chutes Victoria ont également envahi le lac Kariba nouvellement créé. Il s’agit essentiellement de Marcusenius macrolepidotus, Labeo lunatus, Schilbe intermedius, Serranochromis macrocephalus, S. jallae et Sargochromis giardi (Balon, 1974). Néanmoins, d'autres espèces enregistrées dans les chutes Victoria n'ont jamais été trouvées dans le lac Kariba. Les cyprinides Labeo altivelis et L. congoro. Initialement abondants avant la fermeture du barrage, ces espèces ont rapidement décliné avant que plus aucun spécimen n'ait été capturé à partir de 1967 (tableau 4). Une tendance similaire a été observée pour deux espèces de Distichodus (D. mossambicus et D. schenga). Les populations de Cichlldae fluviatiles, Tilapia rendalli et Oreochromis mortimeri se sont, quant à elles, rapidement développées après la formation du lac (Harding, 1966).
Le manque de poissons en eau libre, malgré l'abondance du zooplancton, a justifié la décision d’introduire dans le lac, en 1967-68, Limnothrissa miodon un Clupeidae zooplanctivore endémique du lac Tanganyika. En 1969, une étude a révélé que cette introduction fut un succès, et en 1971, on a pu constater que le poisson tigre Hydrocynus vittatus se nourrissait principalement (environ 70 % des proies en poids) à partir des stocks de ces sardines du Tanganyika (Machena et al., 19993).
Après quelques années la composition des peuplements de poissons s’est stabilisée et les principaux faits saillants peuvent être résumés comme suit :
Figure 11. Évolution de la production halieutique dans le lac Kariba de 1960 à 1990. On peut noter l’évolution des capture de Limnothrissa miodon par rapport aux autres espèces débarquées. Lake Kariba: trend in fish production from 1960 to 1990. We see the historical evolution of landings for Limnothrissa miodon as compared to the other species (d’après / from Greboval et al., 1994).
1.2.4. Cas des aménagements de la basse vallée du fleuve Sénégal
L'estuaire, et plus généralement ce qu'il est convenu d'appeler la basse vallée du fleuve Sénégal a été particulièrement touché par une série d'ouvrages et de travaux d'aménagement. Pour faire face au grave déséquilibre entre les ressources alimentaires et les besoins des populations locales, un programme d'aménagement comportant la construction de deux barrages (Diama et Manantali) a été mis en place (figure 12).
Figure 12. Les barrages de Diama et de Manantali dans la vallée du Sénégal. Diama and Manantali dams in the Senegal Valley.
Le barrage de Diama (Sénégal), mis en service en 1986, est construit à une cinquantaine de kilomètres de l'embouchure. Ses principales fonctions sont d'arrêter la remontée de la langue salée, de créer une réserve d'eau qui permettant l'irrigation et enfin d'améliorer le remplissage des dépressions environnantes.
Le barrage de Manantali (Mali), en fonction depuis 1988, a été construit sur un des affluents majeurs du fleuve Sénégal, le Bafing. Il se situe au Mali à quelque 1 250 km de l'embouchure et a pour rôle de réguler la crue du fleuve et de gérer des lâchers d’eau aux moments opportuns, soit pour l'irrigation des périmètres de culture, soit pour la production hydro-électrique.
Ces barrages ainsi que les nombreuses digues construites le long du lit principal du fleuve ont eu, entre autres, d'importants effets sur les populations de poissons. Dans la basse vallée du fleuve, le barrage de Diama constitue une barrière physique à la migration des poissons et a pour effet de réduire considérablement la zone estuarienne du fleuve Sénégal. D'environ 200 kilomètres de long avant l'édification de Diama, celle-ci ne s'étend plus désormais que sur 50 kilomètres. Il s'ensuit une importante perte d'habitats pour de nombreuses espèces notamment pour celles d'origine estuarienne ou marine. Une comparaison d'inventaires faunistiques réalisés dans la zone située en aval de Diama, avant et après la construction de la retenue montre que, dans ses grandes lignes, la composition spécifique est restée similaire dans cette partie du fleuve (Diouf et al., 1991). Cela s'explique certainement parce qu'en l'absence de perturbations liées à des lâchers d'eau douce de contre saison, les salinités de surface enregistrées restent du même ordre que par le passé (Cecchi, 1992). En amont, en revanche, du fait du barrage, les espèces estuariennes et marines ont pratiquement disparu, alors qu'elles remontaient pour certaines jusqu'à plus de 200 kilomètres de l'embouchure. Par ailleurs, la principale zone de reproduction des poissons euryhalins se situait avant l'édification des barrages, dans les secteurs où la salinité était comprise entre 5 et 15 ‰. Avec le barrage de Diama, cette zone n'est plus accessible pour les poissons euryhalins. D'où une perte de recrutement pour les stocks de poissons du bas estuaire et de certains stocks marins.
Mais l’influence du barrage de Diama a également eu une influence négative sur la production de poissons liée à la régulation du Sénégal (tableau 5).
Tableau 5. Prévisions de l’évolution des prises de poissons avant et après la construction du barrage de Diama Pour les localisations des sites, voir figure 10. Fish catch evolution estimate before and after building of Diama dam. For site locations, see figure 10 (d’après / from Kamara, 2013).
La régularisation des crues due au barrage de Manantali entraîne une diminution de la biomasse de poissons, celle-ci dépendant étroitement du type de crue. Du fait de l'évaporation dans la retenue de Manantali, le volume d'eau rendu à l'aval est inférieur au volume naturel, ce qui réduit encore les potentialités halieutiques (Reizer, 1984). De plus, cet ouvrage accélère la décrue. Cela n'affecte que peu la reproduction des poissons qui ont en principe le temps de frayer dans de telles conditions. En revanche, la croissance sera fortement réduite. En effet, celle-ci dépend essentiellement de la disponibilité en nourriture exogène ou en éléments fertilisants trouvés dans le lit majeur inondé. La croissance des adultes, mais surtout des juvéniles, est donc d’autant plus favorable que la crue se prolonge.
L'utilisation massive d'engrais liée au rapide développement de l'agriculture dans le bassin du fleuve Sénégal est une source potentielle d’eutrophisation des eaux. La prolifération de la végétation aquatique flottante dans certaines zones, notamment dans la partie sud du lac de Guiers et le parc de Djoudj, pourrait en être un signe révélateur. Toutefois, la multiplication de certaines macrophytes flottantes, notamment Eichhornia crassipes, dans la partie aval du bassin est également dépendante, depuis la fermeture de Diama, de l’absence de remontée d’eau salée. C’est d’ailleurs en entretenant le percement du cordon dunaire séparant la lagune Ébrié de l’océan, et donc en favorisant la circulation d’eau salée, que les autorités ivoiriennes ont tenté de résoudre la prolifération incontrôlée de Salvinia molesta et Eichhornia crassipes.
1.1. Discussions - conclusions
Les lacs artificiels ont, en commun, d’évoluer assez rapidement, au moins au début de la mise en eau. Ici, on ne considère pas les changements physiques, généralement longs, car ils sont plus ou moins communs à tous les systèmes lentiques d’autant que les lacs artificiels tropicaux sont récents et n’existent, au plus, que depuis moins d’un siècle. En revanche, les changements biologiques sont plus significatifs, car chaque lac abrite des communautés d’organismes aquatiques qui évoluent constamment dans leur composition, leur richesse et leur biomasse. Ainsi, nous ne pouvons pas prédire la nature ultime des populations de poissons peuplant chaque écosystème. D’ailleurs, les poissons commencent immédiatement à s’adapter comme nous l’avons vu dans les exemples précédents et les pressions évolutives commencent se manifester dès le début. De ce fait, certaines populations peuvent s’isoler, suite à une rupture des flux géniques entre des groupes auparavant homogènes et il reste très peu de communautés poissons qui n’évoluent pas dans un lac artificiel.
Néanmoins, on peut essayer d’analyser les tendances générales qui apparaissent dans la plupart des réservoirs. En premier lieu, il est utile de faire un bilan de l’utilisation de la charge en éléments nutritifs en tenant compte des apports de la rivière affluente et des pertes dues à l’évacuation du réservoir. Au début, pendant une courte période, l’eau de la retenue est enrichie par les ions de lessivage du substrat nouvellement inondé et provenant de la décomposition de la végétation terrestre inondée. Très vite il se produit, mais pas exclusivement, une éclosion massive de cyanobactéries (algues bleu-vert) car ces pionnières fixent l’azote présents dans les ions nutritifs. Elles sont suivies peu après par une augmentation du zooplancton qui s’en nourrissent. Ensuite apparaissent des macrophytes flottantes qui se multiplient si ces plantes étaient initialement présentes dans la rivière. La température peut limiter la croissance des plantes si le lac est situé dans une zone avec un hiver distinct, ce qui n’est pas le cas en zone tropicale. Une limitation plus importante lors de l’année de développement des algues est la turbidité due au limon apporté lors de l’érosion des surfaces de terres avoisinantes. Ces éléments en suspension réduisent la pénétration de la lumière, limite la chaleur entrante, diminue la production en empêchant la photosynthèse et limite l’énergie rayonnante du soleil dans les couches superficielles. Dans de telles circonstances la plupart des nutriments sont généralement définitivement envasés dans le fond ou perdus à la sortie du barrage.
Lorsque les plantes aquatiques flottantes sont présentes elles absorbent rapidement une grande partie des réserves en éléments nutritifs. Si plusieurs espèces sont présentes, les plus grandes ont tendance à écarter les plus petites, comme dans lac Cahora Bassa, où Eichhornia crassipes, plante exotique venant d’Amérique du Sud, a dominé puis éliminé toutes les autres espèces (Bond & Roberts, 1978). Les tapis flottant de ces herbes, surtout d’espèces exotiques, dépourvus de leurs agents de contrôle biologique naturel, peuvent rapidement atteindre des proportions importantes en utilisant les nutriments disponibles (Mitchell & Rose, 1979). Pour essayer de limiter ces proliférations, on a tenté d’effectuer des contrôles chimiques et biologiques (Bowmaker, 1973 ; Bowmaker et al., 1978). Mais il arrive également que surviennent d’autres changements. En effet, il peut apparaître des macrophytes aquatiques enracinées telles que des Ludwigia ou des Phragmites. Celles-ci deviennent alors les plantes dominantes, augmentant ainsi la diversité des communautés benthiques (McLachlan, 1974).
L’éclosion des macrophytes enracinées ainsi que la mise en place de communautés de poissons pélagiques, tels que les sardines d’eau douce, peuvent entraîner le déclin des macrophytes flottantes susceptibles d’envahir le réservoir (Marshall & Junor, 1981). Comme moins de nutriments sont utilisés par plantes flottantes, il existe une disponibilité accrue pour d’autres organismes comme le phytoplancton et le zooplancton et les poissons comme les petits pélagiques. Ces poissons fourrage devenant plus nombreux sont une source de nourriture importante pour les prédateurs tels que les poissons tigres (Hydrocynus) et les perches du Nil (Lates) dont les effectifs ont tendance à augmenter. Il reste à considérer la façon dont les nutriments entrent dans l’hydrosystème. Ceci est particulièrement important dans des lacs artificiels où le temps de remplacement de l’eau est beaucoup plus court que dans les grands lacs naturels. Habituellement, le volume complet est susceptible d’être renouvelé après quatre années au plus. Cette rapiditéi rend les communautés de poissons extrêmement sensibles aux fluctuations annuelles du débit des rivières affluentes puisqu’elles sont à l’origine de la quantité annuelle de nutriments qui entre dans le lac artificiel. Dans le lac Kariba ces effets ont été quantitativement étudiés par Marshall (1982a) qui a montré que les prises commerciales de la sardine Limnothrissa miodon étaient significativement plus élevées localement près de l’embouchure de la Sanyati après de fortes crues dans cette rivière.
Un dernier aspect important de l’apport en nutriments dans de nombreux lacs artificiels, est lié à la proximité de grandes agglomérations qui contribuent à l’eutrophisation par le rejet d’effluents industriels ou/et d’eaux usées. En petites quantités, ces rejets peuvent être bénéfiques car ils peuvent favoriser l’augmentation des populations aquatiques. Mais, en excès ils entraînent une eutrophie brutale et une production excessive de cyanobactéries qui provoquent une pollution parfois désastreuse, comme dans le cas de Hartbeespoort, Afrique du Sud (CSIR, 1985). Un exemple moins extrême est celui du Lac Chivero, au Zimbabwe, où les changements frappants ont eu lieu suite à l’eutrophisation puis à l’amélioration ultérieure dans la qualité de l’eau (figure 7). En 1966, le lac était devenu très eutrophe puis un tilapia introduit, Oreochromis macrochir, se nourrissant de cyanobactéries est devenu abondant (Minshull, 1978). Les O. mossambicus endémiques ont pratiquement disparu et le Coptodon rendalli, lui aussi introduit, a diminué après avoir éliminé les macrophytes aquatiques dont il se nourrit (Junor, 1969). Les efforts pour contrôler l’eutrophisation a commencé en 1968 et ont été rapidement très fructueux (Thornton, 1982). L’amélioration de la qualité de l’eau du réservoir a ensuite contribué à modifier la composition des peuplements de poissons. Ainsi, Labeo altivelis qui avait diminué régulièrement jusqu’en 1972, a commencé à augmenter jusqu’en 1979, pour composer de 45 % du total des captures. Cela est peut être dû à la baisse des populations de cyanobactéries qui a amélioré la transparence de l’eau et a conduit à une augmentation de diatomées benthiques, un aliment important pour L. altivelis (Munro, 1967).
À l’heure actuelle, on connaît beaucoup de choses sur les populations de poissons des grands réservoirs artificiels mais, il reste encore beaucoup à apprendre. En particulier, les gestionnaires des communautés de poissons qui peuplent ces lacs devront utiliser cette expérience acquises pour quantifier et prévoir les tendances futures et donc le devenir des populations de poissons.
2. Le canal de Jonglei
Le canal de Jonglei est un projet qui était destiné à détourner l'eau à travers les vastes zones humides du Sudd, Soudan du Sud afin de fournir plus d'eau en aval au Soudan et en Égypte. En effet, dans ces marais, une grande partie de l'eau des affluents du sud-ouest du Nil, le système Bahr el Ghazal, n'atteint jamais la rivière principale et est perdue par évaporation et transpiration. Dans les années 1930, des hydrogéologues ont proposé de creuser un canal à l'est du Sudd qui détournerait l'eau du Bahr el Jebel au-dessus du Sudd jusqu'à un point plus bas sur le Nil Blanc. Ce canal devait contourner les marais et transporter les eaux du Nil Blanc directement jusqu'au chenal principal de la rivière (figure 13).
Figure 13. Le canal de Jonglei devait permettre au Nil Blanc de moins se disperser dans les marais du Sudd. Ainsi, une plus grande quantité d’eau, issue de cet affluent majeur, aurait pu contribuer au débit du Nil. To avoid the dispersion of the White Nile in the marshes of the Sudd, it was decided to dig the Jonglei Canal. Thus, more water from this major tributary could have contributed to improve the flow of the Nile.
En contournant les marais, on a calculé que l'évaporation de l'eau du Nil diminuerait considérablement, permettant une augmentation de la superficie des terres cultivables en Égypte d’un peu plus de 8 000 km2.
Dès 1898, une première étude d’un projet de canal est menée par les Égyptiens et les Anglais. Elle est suivie en 1938 d’une proposition par l’Égypte au gouvernement du Soudan. En 1948, le gouvernement du Soudan forme le Jonglei Committee pour étudier cette proposition.
En 1959, l’Égypte, le Soudan, l’Éthiopie, le Kenya, l’Ouganda et la Tanzanie établissent une Commission Technique Permanente pour les Eaux du Nil (le P.J.T.C. = Permanent Joint Technical Commission on Nile Waters). Cette Commission, qui a préparé le projet, en sera le Maître d’œuvre.
Le projet de base est assez simple. Il s’agit de creuser un canal de 280 km de long, avec une pente de 7 à 9 cm par kilomètre, une largeur en fond d’environ 52 mètres et une profondeur de l’ordre de 4 mètres. Ce canal sera navigable car il constitue une voie de liaison importante pour le Soudan. C’est sur ces bases que le gouvernement du Soudan lance le projet de canal qui doit représenter 72 000 000 de m3 de terrassements.
Le Ministre en charge avait visité a racheté à un propriétaire pakistanais une roue-pelle qui avait servi au chantier d’un canal dans ce pays. Un contrat est signé en 1976. L’ensemble de l’engin, qui se compose de trois éléments importants, pèse 2 300 tonnes. L’intégralité su système est démonté en plus de 700 pièces qui sont acheminées en bateau jusqu’au Soudan puis en train, en camion et enfin en barge vers le camp de base. C’est là que le matériel sera remonté. L’opération complète aura duré deux ans (figure 14).
Figure 14. Lucy, la pelleteuse qui devait creuser le canal de Jonglei, dans l'État de Jonglei, dans la région du Grand Nil supérieur, au nord-est du Soudan du Sud. Lucy, the digger used to dig the Jonglei Canal, in Jonglei state of the Greater Upper Nile region of northeastern South Sudan.
Mais, dès le début des excavations, il apparaît que le terrain ne correspond pas du tout à celui pour lequel la roue-pelle a été conçue et que les rendements escomptés ne sont pas au rendez-vous. La roue-pelle a été conçue, au Pakistan, pour les sols sableux. Le sol réellement rencontré au Soudan du Sud est du « sol noir à coton (black-cotton-soil) », argileux et compact en saison sèche, un peu moins dur mais surtout très collant en saison des pluies. D’où des rendements nettement inférieurs à ceux initialement prévus ; une production de 50 000 m3 au lieu du million escomptés lors de l’étude. Malgré cela la décision prise est de continuer les travaux en adaptant la roue-pelle aux conditions de terrain. Cela va évidemment nécessiter des investissements lourds et couteux. Qui plus est, intervient un changement important dans le projet, à savoir sa longueur qui est portée à 360 km au lieu des 280 km de départ.
Après un arrêt des travaux pour modifier l’outil principal, les terrassements ont repris sous de meilleurs auspices et des rendements, sinon ceux prévus au tout début, du moins bien meilleurs et en tout cas réguliers et moins sensibles aux saisons.
Tout semblait aller mieux, jusqu’au mois de novembre 1983 où une rébellion qui se fomentait pour diverses raisons dans le Sud contre le Nord est venue prendre des otages du camp de travail. Leur libération exigeait le respect d’un certain nombre de conditions, dont l’arrêt des travaux du canal, jugé sans intérêt pour le Sud et même considéré comme volant l’eau du Sud pour la donner au Nord. Après une courte concertation avec les autorités, les travaux s’arrêtent, les otages sont libérés au bout de quelques jours et la plupart des employés quittent le chantier. Ne restent qu’une petite équipe de gardiennage et une équipe très réduite d’ouvriers. C’est probablement ce que les rebelles ne voient pas d’un bon œil, car cette activité nécessite des liaisons en barges, en avions, voire par la route. Ils considèrent notamment les passages d’avions comme étant au service de l’armée régulière pour les espionner.
Quelques jours plus tard, un camion de transport saute sur une mine placée sur la piste du chantier et peu après, une attaque du camp de Sobat prend 6 otages (dont un enfant et une femme enceinte..) et un pilote est abattu. Les autres employés ont réussi à verrouiller la porte d’entrée de leur bungalow. Ils seront évacués après le départ des rebelles par la barge servant au transport du matériel. Toutes les équipes sont ensuite évacuées vers Khartoum. La femme enceinte et son garçon de deux ans seront libérés au bout d’un mois. Les autres otages le seront en janvier 1985.
Ce projet n’est donc pas terminé et a très peu de chances de l’être un jour. L’instabilité quasi-chronique de la région ne peut que décourager d’éventuels volontariats et il n’est pas sûr que le gouvernement du Sud tienne à l’achèvement du canal. En tout cas, la rivalité Nord-Sud ne peut guère favoriser une reprise du projet. La roue-pelle, qui était sortie du canal pour une maintenance annuelle, est toujours en place vers le PK 240. On a donc 240 km de canal qui ne servent rigoureusement à rien et qui se détériorent avec le temps.
Dans les années 70, l’Égypte et le Soudan avaient commencé à creuser le Canal Jonglei, destiné à récupérer une partie des eaux du Nil Blanc perdus chaque année dans les vastes marécages du Sudd. Un canal de 360 km devait relier le Bahr el Jebal au village de Jonglei près de la ville de Bor. (La plupart des détails techniques énumérés ci-dessus proviennent d’un rapport édité en 2017 par Dominique Maire, ancien Directeur de Projets chez Vinci).
Hormis l’aspect technique que nous venons de voir, de nombreux défenseurs de l’environnement se sont opposés à ce projet pharaonique. Ils craignaient, en effet, un désastre aussi grand que celui généré par le barrage d’Assouan. Selon eux, le canal de Jonglei allait bouleverser la vie de 65 000 personnes et les pratiques ancestrales de transhumance du bétail. Les tribus d’éleveurs étaient condamnées à abandonner l’élevage pour rejoindre les bidonvilles de Khartoum et de Juba. La perte de débit du Nil Blanc allait entrainer une diminution de la quantité d’alluvions fertiles laissés à chaque crue et causer la perte de la richesse biologique de la macrofaune des marais de Bahr al Gazal condamnés à se transformer en désert. Le seul avantage aurait été de combattre dans la région les moustiques responsables de la malaria.
Ce fut le plus grand chantier d’Afrique. Ironie de l’histoire, c’est une guerre qui a « sauvé » les marais du Sudd. De plus, priver le Sud Soudan (animiste) de la manne apportée par les crues du Nil Blanc au bénéfice des régions du Nord (musulman) n’était pas un projet très équitable. Au cours de la saison des pluies la surface des marais du Sudd passe de 8 000 à 80 000 km2. Les marais constituent un important écosystème qui dépend entièrement du mouvement annuel du Nil Blanc, essentiel à la survie des plantes et animaux des marais ainsi qu’au style de vie nomade des peuples locaux, Nuer. De plus, le canal de Jonglei aurait peut-être eu des conséquences graves sur le climat de la région, la régénération de ses nappes phréatiques et la qualité de l’eau.
Localement, parmi les effets indésirables, on sait que la surface de marais permanent aurait évidemment diminué. Ce phénomène aurait également pour conséquence de réduite, peut-être de façon drastique, le nombre d’espèces dépendant des plaines d’inondation. Enfin, la construction d’un canal induit, comme conséquence immédiate, une perte de disversité des habitats. Un ouvrage exhaustif (Howell et al., 1988) a fait une analyse complète des bienfaits et méfaits consécutifs à la création du canal de Jonglei. Hormis les effets déjà cités ci-dessus, on peut résumer les conclusions de cet ouvrage comme suit :
Ce livre présente une étude multidisciplinaire des problèmes hydrologiques, écologiques, biologiques et humains très complexes impliqués. Il s'agit d'une étude de cas dans laquelle la plupart des problèmes de développement rural et de gestion de projet sont présents, et qui fournit une base sur laquelle d'autres recherches peuvent aller de l'avant si les circonstances politiques permettent de recommencer les travaux sur le canal et le développement de la région.
Maintenant que les conflits ont (presque) cessé, et que la République du Soudan du Sud a été créée (juillet 2011), il est à nouveau question de reprendre les travaux de construction du canal de Jonglei. Même si le Sudd a été ajouté en 2006 à la liste Ramsar des Zones Humides d’Importance Internationale, le projet n’est peut-être pas enterré définitivement.
3. Le projet Transaqua
Le projet Transaqua est une intention de transfert d'eau interbassins au départ de certains affluents du fleuve Congo vers le lac Tchad, et ce par un gigantesque canal qui utiliserait la vallée du fleuve Chari, principal tributaire du lac (figure 15).
Figure 15. Les deux options de transfert interbassins (Congo-Tchad) étudiées par Cima. The two inter-basins (Congo-Chad) transfer options studied by Cima (redessiné d’après / Redrawn from Lemoalle & Magrin, 2014).
Longtemps en sommeil, ce projet connaît au début de XXIe siècle un brusque regain d'intérêt étant donné l'urgence des problèmes qu'il est censé régler. En effet, les projets de transfert formulés récemment répondent surtout à l’inquiétude de la disparition du lac Tchad. Les sécheresses sahéliennes des décennies 1970-1980 et le passage au Petit Lac en 1974 actualisent de tels questionnements. Certains articles fondent l’hypothèse du risque de disparition sur l’importance des prélèvements anthropiques pour l’irrigation. Bien que réfutée (Lemoalle et al., 2012), cette hypothèse continue à faire florès car elle sert l’inclination des médias pour le catastrophisme.
Dans les années 1980, des projets de transfert des eaux formulés par le bureau d’études Bonifica vont rencontrer l’inquiétude alors largement partagée vis-à-vis de la disparition du Lac. Aux projets Transaqua-Zaïre (1982) et Transaqua-RCA (1985), qui visent la construction d’autoroutes fluviales de plusieurs milliers de kilomètres favorisant les échanges par navigation et l’hydroélectricité en Afrique centrale humide, succède en 1989 une adaptation du projet au bassin tchadien. Celle-ci prévoit de détourner, au niveau de barrages construits sur l’Oubangui en amont de Bangui et sur des affluents du fleuve Congo, une partie des eaux vers le lac Tchad, via la vallée du Chari, son principal tributaire, qui serait canalisée. Un réseau de canaux de 2 400 km devait permettre un transfert de l’ordre de 100 km3 par an. Il s’agit, alors, de permettre la restauration du lac Tchad à un niveau de grand Lac, de favoriser l’irrigation (jusqu’à 7 millions d’hectares), l’hydroélectricité (possibilité de produire 35 milliards de kWh par an) et les échanges. Pour ceux-ci, le projet prévoyant une connexion par voie navigable entre le bassin du Congo, le bassin tchadien et celui du Niger (via le Mayo-Kebbi et la Bénoué), et à terme vers les Grands Lacs et l’Afrique de l’Est.
En 1992, la société d'ingénierie italienne Bonifica SpA formalisa à nouveau son projet, dans le but d'influer sur les participants au sommet de Rio de Janeiro. La brochure publiée s'intitulait « Transaqua : une idée pour le Sahel ». C'était l'époque des grands projets de transfert d'eau. Mais très vite l'intérêt par rapport aux problèmes de l'Afrique diminua, ce qui empêcha le financement d'études plus poussées destinées à vérifier la faisabilité du projet, lequel tomba en sommeil.
Après ces difficultés des années 1990, l’idée du projet de transfert est relancée dans la décennie 2000. Des options de transfert de 40 km3 puis de 20 km3, aux objectifs analogues à celui initialement envisagé, ont été considérés. Une fois l’accord de principe du Congo et de la RDC obtenus (2005), une étude de faisabilité financée par la CBLT (Commission du Bassin du Lac Tchad) à hauteur de 6 millions de dollars est engagée en 2008, et ses résultats livrés fin 2011 par la société Cima International (société canadienne multidisciplinaire œuvrant dans les domaines de l'ingénierie et des nouvelles technologies qui possèce, entre autres, 5 bureaux en Afrique).
Deux options de transfert, beaucoup plus modestes que celles du projet Transaqua initial, ont été considérées, permettant un apport additionnel au Chari d’environ 5,7 km3/an (figure 15). Toutes deux prévoient un transfert de l’Oubangui jusqu’au lac Tchad, après la réalisation d’un recalibrage du Chari sur environ 1 350 km. La première prévoit un transfert par pompage via Palambo ; la seconde un transfert par gravité depuis le site de Bria sur la rivière Kotto. Finalement, la solution préconisée est une solution mixte, prévoyant le transfert par gravité à partir de la Kotto et l’équipement d’un barrage à Palambo, pour la production hydroélectrique (20 MW) et la régulation de la navigation sur l’Oubangui. Combiné à l’amélioration de l’hydraulicité du Chari et à la lutte contre l’ensablement du lac Tchad, le transfert est censé permettre une élévation du niveau du Lac de 0,5 à 1m, ce qui ne modifie pas sensiblement le débit du Chari dans sa partie aval mais permettrait probablement d’éviter des situations de Petit Lac sec – c’est-à-dire sans alimentation de la cuvette Nord. Selon Cima-International, le coût du projet est évalué à 6,7 milliards de dollars.
Mais, ce projet de transfert, comme toute grande intention, tend à occuper tout l’espace de réflexion : il fait rêver. Il décrédibilise, par sa seule existence, toute réflexion alternative. Dès lors, en mettant d’emblée l’accent sur un objectif – transférer les eaux – , il occulte l’examen des autres options envisageables pour répondre aux mêmes défis (alimentaires, sociaux, environnementaux…). L’étude de faisabilité se prononce généralement seulement sur la faisabilité technique de l’objectif. Si la pertinence socio-économique du projet est incluse dans les termes de référence de l’étude, elle glisse le plus souvent au second plan.
Enfin, les argumentaires utilisés pour promouvoir le projet de transfert des eaux de l’Oubangui vers le bassin du lac Tchad ont souvent été peu rigoureux. S’il est légitime de s’interroger sur l’équilibre entre des ressources en eau limitées et fluctuantes et la hausse des besoins liée à la croissance démographique, il est inexact de prétendre que le lac rétrécit de manière inexorable et qu’il va disparaître demain ou après-demain si rien n’est entrepris (Lemoalle & Magrin, 2014Lemoalle & Magrin, 2014). De même, il est erroné d’affirmer que 35 millions de personnes dépendent des ressources du lac et que son assèchement est une catastrophe pour elles. Enfin, la confusion est alimentée par le flou des objectifs fréquemment énoncés, qui font correspondre des effets attendus à différents scénarios successivement considérés puis abandonnés.
Une question importante est traitée de manière assez implicite dans une bonne part des argumentaires en faveur du transfert : à quoi servira l’eau ainsi transférée ? Les versions disponibles de l’étude de faisabilité, de Cima-International en 2011, donnent une image plutôt succincte de la question, puisqu’elles mentionnent seulement que le projet aura des impacts socio-économiques négatifs pour certains riverains mais que ses effets positifs sur les activités (agriculture, pêche, élevage, commerce, transport) seront supérieurs aux effets négatifs, sans distinguer clairement les implications du transfert le long du tracé et sur les rives du lac lui-même, et, ici, sans prendre en compte la manière dont les différents usages s’articulent en fonction des lieux.
Le transfert tel qu’il est souvent évoqué est censé permettre le rétablissement d’un Moyen Tchad associé, d’une manière doublement implicite, à un optimum favorable au développement. Mais, l’analyse des scénarios prospectifs montre qu’il n’y a pas de lien direct entre transfert et modèle de développement agricole : le transfert de 5,7 km3 pourrait bien soutenir les systèmes d’agriculture familiale pluriactifs et multifonctionnels fondés sur la décrue, il ne peut quasiment en aucun cas restaurer la rentabilité des grands périmètres nigérians, car il ne suffira pas à relever suffisamment le niveau du lac et donc à réduire les coûts de pompage. En effet, ce scénario de transfert relativement modeste ne devrait pas provoquer d’évolutions spectaculaires des conditions hydrologiques et ne permettrait pas de retrouver un Moyen Tchad. Dans ces conditions le transfert ne peut pas permettre non plus la réalisation du volet navigation évoqué dans certains argumentaires longtemps après que le rêve de Transaqua ait été dépassé.
En revanche, un transfert de 5,7 km3 aurait pour principal avantage de réduire la probabilité de passage d’un Petit Lac à un Petit Lac sec, c’est-à- dire sans alimentation de la cuvette nord. Pour les habitants de cette cuvette, le transfert et les aménagements liés permettraient ainsi de sécuriser l’alimentation en eau au bénéfice des différentes activités (agricoles, piscicoles, d’élevage) qui y sont pratiquées – car durant les années 1980, la cuvette nord n’a reçu aucune alimentation en eau à plusieurs reprises, et le traumatisme de ces années reste vivace chez des populations alors obligées de migrer. Dans la cuvette sud, le transfert envisagé ne semble pas en mesure de bouleverser le marnage et donc les conditions d’occupation et d’utilisation des rives méridionales, actuellement les plus peuplées et productives. Il est donc difficile de pronostiquer ses effets sur la pêche.
Hormis ces aspects purement techniques, de nombreuses voix se sont élevées contre les menaces environnementales que pourrait provoquer un tel projet :
En 2013, la Commission européenne a rejeté l’idée d’un transfert de ressources hydrauliques vers la Sahel, une région dévastée par la sécheresse, invoquant des préoccupations environnementales. En commentaire de cette décision, l’auteur du projet Transaqua, l’ingénieur Marcello Vichi, a fait remarquer que les soi-disant environnementalistes étaient peu crédibles.
Donc loin de faire l’unanimité, ce projet suscite la polémique et continue de diviser. Néanmoins, il semble que ce projet de transfert d’eau ne soit toujours pas définitivement enterré puisque en mars 2018, Les dirigeants des quatre pays frontaliers du lac Tcha (Nigeria, Tchad, Cameroun et Niger) se sont réunis pour discuter des problèmes liés à l’insécurité et la sécheresse. Les discussions ont été marquées par la renaissance du projet consistant à soutenir le niveau du lac en transférant de l’eau du bassin du Congo.
Reste que c’est aux alentours du lac Tchad qu’est implanté le groupe terroriste Boko Haram (mouvement insurrectionnel et terroriste d'idéologie salafiste djihadiste, originaire du nord-est du Nigeria). Cette menace sécuritaire est donc actuellement un frein majeur à la reprise du projet. À l’identique du canal de Jonglei, l’insécurité sera-t-elle le « sauveur » de l’environnement ? Nul ne le sait encore… Affaire à suivre.
Références